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et des arrêts, le poison qu’ils renferment n’atteindra pas les classes inférieures. Convaincu de la fragilité de la religion, il trouve toujours ses ministres imprudens de faire appel au grand public et de tirer les esprits de leur léthargie. L’archevêque de Paris est impardonnable à ses yeux d’avoir cherché à mettre son troupeau en garde contre l’Encyclopédie. « Ce mandement de Mgr l’archevêque paraît être très indécent et très déplacé, quoique bien écrit, parce qu’en fait de matières délicates sur la religion il ne faut pas se mettre si fort à découvert… Ce livre d’Encyclopédie est encore un livre rare, cher, abstrait, qui ne pourra être lu que des gens d’esprit, amateurs de science ; le nombre en est petit. Pourquoi donner un mandement d’un archevêque, qui court, qui donne de la curiosité à tous les fidèles, et qui les instruit des raisonnemens que peuvent faire des philosophes sur la religion, tandis qu’il ne faut à ce nombre de fidèles que leur catéchisme, et qu’ils n’ont ni le temps ni l’esprit de lire autre chose ? Cela est imprudent. » Sans doute Barbier n’est pas toujours d’avis de n’employer contre les ennemis de la foi que la force d’inertie : en un moment de souci pour l’avenir de la société, il peut parler assez lestement de brûler en place de Grève l’auteur d’une « critique affreuse de l’Ancien Testament ; » mais, en dépit d’aussi cruels propos et malgré qu’il en ait, il a une secrète faiblesse pour les libres penseurs. « Il est vrai, écrit-il en 1752, qu’on commence à tourner un peu en dérision les choses spirituelles et les plus sérieuses de la religion ; mais elles le méritent un peu. » Voilà le fond de son âme, voilà ce qu’il sentait même avant d’avoir ouvert l’Encyclopédie, et ce qu’il sentira de plus en plus en lisant ce « beau dictionnaire, » comme il l’appelle avec l’amoureuse complaisance d’un souscripteur frustré, lorsqu’un arrêt du conseil en interdit la continuation. « Tout son plus grand péché, ajoute-t-il avec humeur, est quelque trait piquant contre les jésuites et la moinaille. »

Barbier gagné par l’Encyclopédie, c’est un signe des temps. Barbier appartient en effet à cette portion inerte et flottante du public qui n’aime pas le mouvement, qui ne s’embarque dans aucun parti, mais qui subit l’influence des grands courans et qui marque où va la marée. Il est entraîné par l’esprit nouveau, bien qu’il s’en méfie. Il parle plus que jamais, d’un ton alarmé, de « l’indépendance qui gagne tout le monde dans ce pays-ci, » même l’armée, des frondeurs de carrefour que n’arrête plus le prestige de la personne royale, des discours séditieux qu’on tient jusqu’en chaire, et par lesquels on annonce que « tôt ou tard une révolution éclatera dans le royaume, » des orages qu’il entrevoit à l’horizon ; mais il est lui-même mécontent. Sa passion pour le roi n’est plus aveugle ; il n’appellerait plus le règne de Louis XV, comme il le faisait vingt ans