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aiment tant à introduire dans les descriptions du plaisir, et qui, comme un ver rongeur, pique la fleur de la volupté et en altère le parfum. Le scepticisme, en effet, n’est pas moins dangereux dans les choses du plaisir que dans celles de la pensée, il y exerce les mêmes ravages et de la même manière. La beauté de la forme dans Boccace conserve à la sensualité tout ce qu’elle a de sérieux en la protégeant contre les atteintes de la frivolité. Sans dénaturer le caractère de ces passions de la chair et du sang, Boccace leur fait exprimer tout ce qu’elles contiennent d’âme, car les passions de la sensualité ne sont pas purement physiques, elles ont une âme, et quiconque essaie de les peindre sans tâcher de surprendre cette âme les ignore ou les calomnie. La sensualité a ses affections, ses tendresses, ses délicatesses propres, si bien que les épicuriens s’arrêtent quelquefois interdits devant certains mouvemens de l’être amoureux et se demandent si tel sentiment appartient à la chair ou appartient au cœur, avec autant d’embarras que les graves théologiens en éprouvent parfois à décider si telle pensée appartient à la nature ou appartient à la grâce. Boccace connaît ces affinités entre les sensations et les affections morales, et il les rend à merveille. Voyez par exemple avec quelle éloquence il a exprimé ce qu’on peut appeler la reconnaissance de la chair dans l’épisode d’Antioche de la Fiancée du roi de Garbe. Vous vous rappelez sans doute en quoi consiste cet épisode ? Lorsque le sultan Osbeck dut partir pour aller combattre le roi de Cappadoce, il confia le soin de cette belle Alaciel, qu’il avait conquise sur le prince Constantin, à un de ses familiers nommé Antioche. Cet Antioche était un homme déjà avancé en âge, qui touchait au seuil de la vieillesse, et qui ne pouvait plus espérer une aussi brillante conquête que celle de cette princesse dont la beauté enflammait tous les cœurs. Cependant Alaciel fut touchée de sa bonté, et, l’estime agissant cette fois à l’égal de l’amour, elle voulut couronner par un bonheur inespéré la vie de son protecteur et de son ami. Lorsque cette bonne fortune lui fut advenue, Antioche, sentant qu’il n’avait plus rien à faire dans la vie, et qu’il ne fallait pas manquer cette occasion de sortir poétiquement de ce monde, se décida à mourir. À son lit de mort, il recommanda Alaciel à un marchand chypriote de ses amis. Relisez l’admirable discours qu’il adresse à son ami et à sa maîtresse : en dix lignes, Boccace a trouvé moyen d’exprimer avec une simplicité et une concision sans égales toutes les nuances d’un sentiment singulièrement délicat et compliqué. Ces adieux sont à la fois les adieux d’un amant et d’un vieillard. Antioche n’éprouve aucun de ces regrets désespérés qu’un amant plus jeune aurait ressentis. La mort n’a pas besoin de lui faire violence ; il meurt heureux, en remerciant d’un bonheur qu’il ne devait pas croire fait