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pour lui, et dont le souvenir continuera chez les ombres à être l’aliment de son âme. Pas d’autre tristesse que la mélancolie inséparable de tout adieu, et cette autre mélancolie inquiète inséparable d’un désir dont l’accomplissement ne tient pas à notre volonté. C’est un discours vraiment antique par la forme et le sentiment. Ainsi devaient mourir les sages, pour qui la volupté ne s’était pas montrée menteuse, et qui avaient rencontré le bonheur dans la pratique des doctrines d’Aristippe ou d’Épicure. Priez donc le scepticisme libertin de comprendre le sérieux et l’élévation de tels sentimens mélangés, et essayez d’introduire de telles beautés dans un récit d’amour sensuel au moyen d’un style grivois et léger !

Il y a aussi tout un ordre de scènes et de tableaux que la narration de Boccace rend admirablement : je veux parler de ces scènes et de ces tableaux auxquels se complut le génie antique, et qui sont à l’art de la description ce que les paysages historiques sont à l’art de la peinture. Chez Boccace comme chez les anciens, l’humanité fait encore les frais des fonds de tableaux, des encadremens, des décors. Il ne décrit que les scènes où l’humanité se trouve mêlée à la nature et en lutte contre ses fatalités : la peste, la guerre, l’incendie, la tempête. Sa narration lui permet de rendre ces sombres tableaux, qui ne supportent pas le détail, avec plus de vigueur et de vérité que ne le pourraient faire une description plus analytique et un sentiment plus moderne de la nature extérieure. La description classique reste maîtresse dans tous les sujets qui demandent à être saisis et rendus d’ensemble, et Boccace ne peint jamais que ceux-là. Rappelez-vous la peste de Florence dans l’introduction du livre, le combat naval et la tempête du conte de Chimon et Éphigène, et spécialement le naufrage des premières pages de la Fiancée du roi de Garbe : quelle énergie et surtout quel art dans ce dernier tableau ! En quelques traits sobres et nets, Boccace a su rendre visible aux yeux du lecteur le tableau le plus varié et le plus rempli de péripéties. Que de scènes, dans cette unique scène ! Les phases différentes de la progression de la tempête, chacune décrite avec son caractère propre, les divers sentimens par lesquels passent les matelots, l’empressement égoïste avec lequel ils se précipitent dans la chaloupe en présentant la pointe de leur sabre à leurs camarades qui sont encore sur le vaisseau pour les empêcher de descendre, l’anarchie cruelle qui naît du péril suprême et de la terreur panique, le lever du soleil sur le vaisseau naufragé, l’agitation désespérée d’Alaciel qui court çà et là sur le pont secouant ses femmes évanouies, on voit distinctement tout cela, et le tableau n’a pas plus d’une page. Ce naufrage de la Fiancée du roi de Garbe est un modèle de description à la manière classique, et malgré sa concision