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et, bon gré, mal gré, elle est amenée à les partager. Il faut qu’elle aime en dépit de sa résistance, en dépit de la honte qu’elle en ressent, en dépit du désespoir dans lequel cet amour la plonge. La nature lui force le cœur en quelque sorte, et double son malheur, pour qui sait comprendre, en la contraignant à ressentir des passions qu’elle maudit et qu’elle aurait voulu fuir. Son devoir cependant serait de ne pas aimer, car, par l’amour, elle détruira la tyrannie qu’elle subit, elle effacera son malheur et amnistiera la fatalité. Certes c’est là une situation dramatique et violente s’il en fut. N’est-ce pas que l’histoire d’Alaciel est encore plus sombre qu’elle n’est gaie, et que si elle a pu faire un beau conte, elle aurait pu beaucoup mieux encore fournir la matière d’un beau drame tragique ?

Mais quoi ! direz-vous peut-être, y a-t-il tant de choses renfermées dans ce petit conte de réputation équivoque, dont nous nous sommes habitués à parler légèrement, comme d’une babiole futile et grivoise ? Eh ! mon Dieu, oui ! toutes ces choses y sont contenues d’une manière apparente, ou d’une manière latente, et cachée, et peuvent s’en tirer rien qu’en complétant, en développant la pensée de l’auteur, sans qu’il soit besoin d’en forcer le sens ou de recourir aux commentaires arbitraires. Il n’y a jamais rien de frivole ni de léger dans les œuvres d’un réel génie, et lorsqu’on s’approche de la plus petite d’entre elles, on est toujours étonné du nombre de beautés qu’elle contient et de la diversité des significations, toutes également vraies, qu’on peut lui donner. Il m’est souvent arrivé, comme à beaucoup de nos lecteurs sans doute, de trouver une certaine irrévérence et un certain mauvais goût dans la comparaison que nos écrivains modernes ont trop souvent aimé à établir entre les œuvres du génie humain et les œuvres de Dieu, et cependant cette comparaison n’est pas sans quelque vérité. Qui n’a fait une fois au moins quelque expérience microscopique, et qui n’a été étonné de découvrir l’infini dans l’atome ? C’est une de ces expériences microscopiques que je viens de faire en littérature. Je me suis approché d’un atome littéraire, mais d’un atome animé d’une vie véritable, et j’y ai découvert sans peine non-seulement la forme abrégée d’un grand talent, mais un petit monde très complet, et comme un microcosme de l’existence humaine et de ses destinées.


EMILE MONTEGUT.