Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/774

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

assez monotone. Aussi saisit-on avec empressement l’occasion d’un mariage, d’une naissance, ou de toute autre fête de famille, pour se livrer aux réjouissances. Me trouvant un jour de passage dans une riche fazenda de la province des Minas, je fus invité par le chef de la maison à assister à son anniversaire, qu’on célébrait le lendemain. C’était un grand vieillard encore alerte, dur à la fatigue. Après m’avoir fait visiter les divers corps de logis qui composaient sa ferme, il me conduisit vers le jardin, situé derrière l’habitation, et nous nous assîmes sur un banc, à l’ombre d’une épaisse charmille. Sa conversation ne tarda pas à m’intéresser.

— Vous voyez, senhor, me dit-il, toutes ces bâtisses et toutes ces plantations : il y a quarante ans qu’il n’y avait encore ici que des forêts aussi anciennes que le monde. C’est moi qui ai coupé le premier arbre et planté le premier pied de café. J’étais arrivé seul. Les premières années furent rudes. Je transportais moi-même mes récoltes à la ville comme un simple tropeiro, et je prenais des esclaves en échange. C’était alors le bon temps ! On me donnait un nègre fort et robuste pour deux cents milreis (500 francs), tandis qu’aujourd’hui il faut y mettre de deux à trois contos de reis[1]. Le nombre de bras s’augmentant chaque année, mes récoltes s’accrurent aussi, et aujourd’hui je me fais bon an mal an deux cents contos de reis (500,000 francs). Du reste mes esclaves sont bien nourris et bien traités ; mais ils savent qu’ils doivent travailler, et que je ne plaisante pas là-dessus. Aussi m’obéissent-ils au premier signal. Tenez, voulez-vous voir ? Antonio ! Antonio, aca (ici) ! cria-t-il en même temps d’une voix de stentor à un nègre qui sarclait un champ de maïs à l’extrémité du jardin.

Aux premiers éclats de cette voix si redoutée, le pauvre diable jeta sa bêche afin d’être plus leste, et accourut vers nous ; mais à chaque instant les plantes embarrassaient ses jambes, auxquelles d’ailleurs le travail et les années avaient déjà ôté toute élasticité.

Aca ladrão (voleur) !… ajouta presque aussitôt son maître d’une voix encore plus brève et avec des gestes plus impératifs, et, continuant sur ce ton, il épuisa contre son pauvre esclave toutes les imprécations du dictionnaire portugais, si riche d’injures à l’adresse des noirs. Il y avait de quoi pétrifier le nègre le mieux doué de résignation chrétienne.

Croyant sa dernière heure venue, Antonio vint se réfugier derrière moi en poussant des exclamations à fendre le cœur.

Senhor (maître)… benção (bénédiction)… Jésus-Christo… nhonhor

  1. Le conto de reis vaut 2,500 francs.