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(mon petit monsieur)… perdido (je suis perdu)… nossa Senhora (sainte Vierge) ! etc.

Ses cris, à peine articulés, étaient accompagnés de contorsions non moins navrantes. Bien que ses paroles fussent inintelligibles, je compris à ses gestes qu’il me suppliait de l’apadrinhar (demander son pardon).

Apadrinhar un larron comme toi ! interrompit le fazendeiro, qu’as-tu donc fait de tes jambes, vieil ivrogne ? Faut-il que je te fasse rouer de coups pour t’apprendre à marcher ? Sors d’ici, ou je te fais écorcher vif !… Et rappelle-toi que si ce senhor n’avait pas demandé ta grâce, avant une heure d’ici les urubus (vautours) déchireraient tes entrailles !

Si senhor, articula le patient à demi mort, et, reprenant aussitôt ses jambes, son haleine et sa course, il s’éloigna de toute la vitesse que lui donnait la crainte de devenir la pâture vivante des vautours.

— Vous voyez, senhor, ajouta mon nabab d’un air triomphant, comme mes esclaves me craignent ! Je ne suis pas plus méchant pour cela, mais je veux qu’ils obéissent.

Le lendemain eut lieu la fête du senhor. Il serait peut-être plus exact de dire la fête des nègres. Dès le matin, les punitions furent levées et les cachots ouverts. Un padre des environs vint célébrer la messe dans un vaste magasin transformé en chapelle. Une table recouverte d’une nappe servait d’autel. Au dehors se tenaient accroupis plusieurs centaines d’esclaves de tout sexe, de tout âge et de toute nuance. Je contemplais les négrillons demi-nus miaulant comme de jeunes chats sauvages sur les genoux de leurs mères, les singes de la maison fourrageant gravement sur les têtes des jeunes négresses, les perroquets criant à tue-tête : Quer café (voulez-vous du café) ? les chiens courant çà et là au milieu des groupes, lorsqu’à un signal donné par le muletier-sacristain le chœur des négresses entonna un hymne religieux. C’était un mélange d’exclamations sauvages, de gloussemens intraduisibles, d’articulations étranges qui n’avaient rien de l’homme, et qui auraient échappé à l’analyse de l’oreille la mieux exercée. Les noirs reprenaient le refrain à la fin de chaque strophe et complétaient le vacarme. Les choses furent poussées si loin que le chien de mon guide, qui jusque-là s’était contenté de jouer avec les singes, se fâcha tout de bon en entendant ce vacarme, et se mit à japper contre les nègres. Son exemple fut bientôt suivi par tous ses confrères de la ferme, et bientôt ce fut un tapage infernal. Heureusement le padre allait vite en besogne, et la messe fut bientôt dite. Quand tout ce monde se fut retiré, je m’approchai du prêtre et lui demandai à quelle langue appartenaient