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ces miaulemens étranges. Il m’avoua qu’il n’en savait rien lui-même, et qu’il n’avait jamais songé à s’en informer. — E costume (c’est l’habitude), ajouta-t-il comme conclusion.

Après la messe, tous les esclaves vinrent s’aligner dans la cour pour être passés en revue. Ils se placèrent sur deux lignes parallèles à l’habitation. La première, composée exclusivement d’hommes, offrait une assez belle apparence. La seconde, qui comprenait les femmes, les petits négrillons et les enfans à la mamelle, laissait à désirer quelque peu sous le rapport de la régularité qu’exige pareille cérémonie. Un feitor fit d’abord l’appel, puis l’inspection commença. Le fazendeiro parcourait silencieusement les lignes et s’arrêtait devant chaque esclave avec l’œil sérieux et scrutateur d’un vieux sergent inspectant sa compagnie. Le nègre, la tête nue, le regard baissé, les bras croisés sur la poitrine, allongeait la main droite pour demander la benção (bénédiction) dès que son maître arrivait devant lui, la replaçait aussitôt dans sa première position, et attendait dans la plus grande anxiété que le regard inquisiteur qui le fixait se reportât sur le voisin. Les seules réprimandes que j’observai furent adressées à des négresses qui négligeaient d’extraire les bichos (pulex penetrans) des pieds de leurs négrillons.

Après la revue, mon cicérone me reconduisit dans la salle où l’on avait dit la messe. Une nouvelle métamorphose s’y était opérée. La chapelle était devenue un comptoir, l’autel servait de bureau. — Toutes ces marchandises que vous voyez, me dit-il en me montrant des étoffes, des bonnets de laine, des chemises, des pipes, des foulards, des indiennes de toute sorte, etc., sont destinées à mes esclaves. Je leur laisse, comme la plupart des planteurs du Brésil, les dimanches libres, afin qu’ils travaillent à leur petit champ et qu’ils affectent le produit de leur récolte à leur vestiaire ; mais le nègre abandonné à lui-même n’achète que de la cachaça, et va toujours déguenillé. J’ai pris alors le parti de leur acheter moi-même toute leur récolte et de la solder par les objets dont ils ont besoin. C’est pour cela que chaque dimanche me fait marchand. J’ai ainsi le double avantage de m’assurer de leur moralité et de veiller à leur propreté. Du reste je leur livre tout au prix de revient, comme vous pouvez vous en convaincre en consultant les factures. Un feitor tient le registre, pendant que je distribue moi-même les objets qu’on me demande. Les marchandises les plus en vogue sont les pipes et les foulards rouges. Malgré toute mon attention et celle de mon secrétaire, il est rare qu’il se passe un dimanche sans que je m’aperçoive de la disparition de quelques objets, tant le vol semble être l’élément de ces coquins-là.

Vint enfin l’heure du déjeuner. Autour d’une longue table dressée