Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/1006

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par Mouravief. Les conséquences politiques et morales de la séparation décidée de la Russie et de l’Autriche intéressent toute l’Europe, mais plus particulièrement l’Allemagne. C’est surtout à l’Allemagne qu’avait été funeste ce qu’on pourrait appeler l’intrusion de la Russie dans les affaires européennes et le prestige artificiel dont les tsars s’étaient emparés depuis la fin des guerres de l’empire. Plus encore que les absurdes dispositions du pacte fédéral, l’influence moscovite asservissait la confédération et enlevait à l’Allemagne toute vie propre. Saint-Pétersbourg dominait et entraînait l’Autriche et la Prusse par la complicité des partages polonais, puis, s’appuyant tour à tour sur l’une ou l’autre de ces puissances, profitant des jalousies des petits états, prenait le rôle apparent de modérateur de l’Allemagne, qu’il frappait en réalité d’une honteuse et douloureuse paralysie. La Russie a dû, pendant près d’un demi-siècle, à son ascendant sur l’Allemagne et à l’anéantissement politique de la confédération la situation si imméritée et si disproportionnée avec sa force réelle qu’elle a occupée dans le monde. Qu’on réfléchisse en effet à ce qu’il y avait de monstrueux dans la place que la Russie avait usurpée sous Alexandre Ier et Nicolas au sein de la société européenne. Ce pays n’avait rien de commun avec l’Europe, n’avait rendu aucun service à la civilisation, ne l’avait enrichie d’aucun élément nouveau. Il n’avait point participé à l’ardente vie religieuse des peuples germano-latins. Étranger à notre moyen âge féodal, il n’en avait reçu aucune de ses traditions d’honneur, de noblesse et de chevalerie; il n’avait pas connu le mouvement émancipateur de nos communes et les progrès de nos vigoureuses bourgeoisies. Quand notre Europe à nous s’enrichissait dans les aventures de son grand commerce, dans les travaux et les inventions héroïques de son industrie, quand elle découvrait des mondes et restituait à l’humanité toutes les étendues des continens et des mers, ce pays nous était aussi étranger et aussi inconnu que les tribus sauvages de l’Amérique. La Russie n’avait fourni ni un sentiment ni une image à la magnifique floraison de nos poésies et de nos arts, aucune pensée au hardi et persévérant labeur de nos philosophies. Sa vie n’avait pas été notre vie, son histoire n’avait pas été notre histoire, et tout à coup nous l’avons vue non-seulement se mêler à nous, mais prétendre à nous dominer, et réussir, par l’influence qu’elle avait obtenue sur l’Allemagne, à nous faire craindre sa prépondérance! Le secret de ce maléfice était dans le partage de la Pologne. Aujourd’hui il suffit que la Pologne se débatte dans les mains de ses bourreaux, il suffit que l’Autriche récuse la complicité des attentats dont souffre la Pologne et se tienne à l’écart de la Russie, il suffit que l’Allemagne fasse mine de vouloir être elle-même, et que l’Autriche l’y convie et l’y aide, pour que le charme néfaste soit détruit. Les hommes d’état russes devraient toujours avoir présente à l’esprit la perspective de ce divorce de l’Europe et de la Russie dans la politique qu’ils suivent à l’égard de la Pologne. Ce divorce sera leur affaiblissement et leur châti-