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lui-même, « il constitue un fait à part, il ouvre une nouvelle série de phénomènes... Avec lui naît le sentiment de l’ordre moral, qui emporte la rémunération, comme la rémunération emporte Dieu. »

Mais le sentiment du devoir ne se démontre pas, c’est un fait qui se constate, et, loin de retomber dans le raisonnement pour l’établir, Vincent s’applique précisément à faire voir la vanité du raisonnement, la folie de la raison quand elle veut découvrir hors de nous la loi et la règle de nos convictions, de nos volontés, de nos affections. Il frappe à toutes les portes de l’esprit pour y faire entrer la lumière qui permet de reconnaître que toutes les vérités les plus précieuses, — l’amour paternel par exemple comme la beauté de tous les dévouemens, l’inspiration du génie comme la vérité religieuse et la vérité morale, — ne peuvent être que senties et aimées, que le seul moyen de les découvrir est d’écouter en nous les instincts qu’elles font tressaillir, que le seul moyen de les réaliser dans notre vie est d’obéir, en dépit de tout raisonnement, aux mobiles qui nous y poussent du fond de notre être. Et la conséquence que Vincent tire de là, celle qu’il ne laisse jamais oublier, c’est « que les hommes tombent dans une erreur bien funeste à la fois, et bien contraire au véritable esprit chrétien, quand ils prétendent imposer aux autres l’idée qu’ils se font de ces vérités mystérieuses qui ne relèvent pas de la raison. Le seul juge compétent, c’est la conscience. Le support le plus absolu, la charité la plus inaltérable envers toutes les manières de concevoir et de sentir ce qui s’affirme au fond des âmes, voilà le seul moyen d’avoir la paix, de rendre le christianisme respectable, de ramener les hommes des vaines disputes à la vraie et céleste religion de l’amour. »

J’ajouterai qu’il faudrait désespérer de ceux que les Méditations ne réussiraient pas à convaincre, car le vrai talent de Vincent, son don particulier est essentiellement celui de l’enseignement, celui de contribuer à l’éducation des autres. Outre la netteté et la sincérité des idées, il a la chaleur, il a l’image sobre, mais remarquablement expressive. Il est surtout lui-même un remarquable mélange de pensée abstraite et de réalisme. Je demande pardon d’employer ce mot; je veux dire que, tout en étant capable de pensée abstraite, son esprit le ramène tout de suite au monde des réalités qui se voient et se touchent : c’est pour lui un besoin irrésistible de se représenter matériellement sa pensée, d’en venir aux faits pratiques qui sont la preuve, l’exemple ou la réalisation de ce qu’il a conçu. Pour me résumer, si Vincent n’a pas eu le génie du novateur, il a eu ce qui donne la puissance de convaincre, de faire pénétrer chez autrui des idées qu’on a su d’abord s’assimiler soi-même au point de les faire passer dans tout son être.


J. MILSAND.