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Aristippe, Épicure et Protagoras, et au contraire d’une flagrante injustice à l’égard de Platon, de l’école d’Alexandrie et des philosophes scolastiques. C’est que Deslandes, sans être ignorant, ne connaissait pas les sources véritables de l’histoire de la philosophie. M. de Gérando s’est montré fort supérieur à Deslandes dans son Histoire comparée des systèmes de philosophie relativement aux principes des connaissances humaines, publiée pour la première fois en 1804. Malheureusement toutes les doctrines antérieures sont jugées dans ce livre au point de vue exclusif d’une seule question, celle de l’origine et du fondement de nos connaissances. Ce n’était pas encore là l’histoire et la critique telles que les demande l’esprit large, curieux, exact et impartial du XIXe siècle.

Ainsi que l’a reconnu M. Cousin lui-même, le premier mouvement de la philosophie moderne dans l’histoire de la philosophie a été produit au milieu du XVIIIe siècle par l’Allemagne, qui dès cette époque était le pays classique de l’érudition. De ce mouvement, dirigé tour à tour par trois écoles différentes, sont sorties les trois grandes histoires de Brucker, de Tiedemann et de Tennemann. Brucker est savant et consciencieux ; il est complet, mais il l’est à l’excès. Son Historia critica philosophiœ a mundi incunabulis ad nostram usque œlatem perducta, publiée à Leipzig en 1742-1744 et comprenant cinq volumes in-4o, puis dix volumes in-4o dans la seconde édition (1766-1767), divise l’histoire de la philosophie en philosophie antédiluvienne et postdiluvienne. Brucker partage ensuite la philosophie postdiluvienne en philosophie barbare et philosophie des Grecs, et cette dernière elle-même en plusieurs espèces de philosophies telles que la philosophie mythologique, politique, artificielle, etc. À ce défaut s’en joint un autre : Brucker ne paraît pas avoir compris qu’il y a entre les systèmes un ordre, un lien de génération, et son plan ne répond nullement aux lois de l’histoire. Tiedemann est plus critique que Brucker, mais trop moderne, et quoiqu’il s’efforce de pénétrer dans l’âme des systèmes, il les a envisagés trop souvent sous l’angle étroit de la philosophie de Locke et avec une circonspection qui va parfois jusqu’au scepticisme. Enfin Tennemann a d’incontestables mérites, parmi lesquels on doit noter surtout le besoin de rattacher les unes aux autres les doctrines qui se sont succédé dans le passé; mais à toutes les théories il applique impitoyablement la mesure du criticisme de Kant.

Ces solides travaux n’avaient pas en eux-mêmes les qualités propres à séduire et à entraîner la pensée française. C’est de son propre élan que cette pensée, rajeunie au début du siècle actuel, et déjà en possession d’une méthode et d’une théorie, devait se porter vers l’étude des systèmes de tous les temps et de tous les pays. Plus studieuse et plus équitable que Descartes, elle a aspiré à connaître toutes les doctrines philosophiques, afin de tâcher de les concilier au nom de la conscience humaine, qui retrouve dans toutes quelque chose d’elle-même et par conséquent quelque rayon de vérité. L’érudition et la philologie auraient bien pu tenter une semblable tâche,