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à l’entrée d’une rue d’un aspect tout à fait singulier. Longue et très large, cette rue était silencieuse, sombre et presque déserte. Les maisons qui la bordaient ne ressemblaient point à celles que j’avais déjà vues : elles étaient plus vastes que les habitations de marchands et d’artisans, mais l’on n’y voyait pas la grande porte qui sert d’entrée aux hôtels de la noblesse. De fortes grilles en bois en défendaient les abords, sans empêcher néanmoins d’apercevoir ce qui se passait dans l’intérieur. On y pénétrait par des portes basses et massives, ménagées sur un des côtés de la façade. Tout contribuait à prêter à ce lieu isolé un caractère d’étrangeté et de mystère. Le jour avait baissé. Çà et là on allumait des lanternes en papier. Les passans marchaient vite, et plusieurs d’entre eux avaient l’air de se cacher, car, en dépit d’une chaleur assez forte, ils s’étaient enveloppé la tête de grands mouchoirs, de façon à ne laisser dans leurs figures que les yeux à découvert. On nous avait conduits dans la partie la plus mal famée de la ville, en plein quartier des djoro-jas ou maisons de thé. La prostitution japonaise a un caractère si extraordinaire, son influence sur les mœurs publiques est si puissante, elle a enfin donné lieu à des interprétations si fausses, qu’il n’est guère possible, malgré les difficultés du sujet, de ne pas entrer dans quelques détails indispensables sur ce côté tristement caractéristique de la vie locale.

Nous nous étions approchés d’une de ces dioro-jas, et à travers les barreaux de la grille nous distinguâmes une salle spacieuse, garnie de nattes en bambou, et faiblement éclairée par quatre grandes lanternes en papier de couleur. A nos côtés se trouvaient une douzaine de Japonais qui, la figure collée contre la grille, examinaient comme nous ce qui se passait dans la salle. Il y avait là huit jeunes filles magnifiquement habillées de longues robes d’étoffes précieuses; accroupies sur leurs talons, suivant l’usage du Japon, elles demeuraient droites et immobiles, les yeux attachés sur la grille qui nous séparait d’elles, et ayant dans leurs regards brillans cette fixité particulière à ceux qui ne se rendent pas compte de ce qu’ils voient. Leurs beaux cheveux, d’un noir de jais, étaient arrangés avec art et ornés de longues épingles en écaille jaune. Elles étaient dans la première jeunesse : la plus âgée comptait vingt ans à peine; les plus jeunes n’en avaient guère plus de quatorze. Quelques-unes se faisaient remarquer par leur beauté, mais toutes avaient un air résigné, fatigué, indifférent surtout, qui s’accordait mal avec leurs jeunes visages et qui faisait peine à voir. Exposées comme les bêtes curieuses le sont dans une ménagerie, examinées et critiquées à loisir par chaque curieux, pour être vendues ou louées au premier offrant, ces malheureuses présentaient un spectacle