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poète peut-il l’être ? La trahison d’un ami fit tomber aux mains du duc une lettre où il décrivait trop exactement son paradiso terreno. Le duc se fâcha et le fit enfermer. L’horreur d’être à jamais séparé de ce qu’il aimait, son bonheur perdu, les langueurs d’une longue captivité, les hurlemens des fous qu’il entendait de sa cellule, les sévérités outrées de son geôlier, le prieur Agostino Mosti, ce Hudson Lowe de la poésie, tout se réunit pour déranger sa raison, et voilà l’histoire authentique de la folie du Tasse.

Troisième tassiste. — Monsieur le baron, ne souffrez pas qu’on vous parle sur ce ton de la princesse Léonore. La fille de Renée de France fut une sainte femme. Les historiens de Ferrare s’accordent à nous la peindre comme une personne sérieuse, réservée, un peu mélancolique, d’une conduite irréprochable, ne connaissant et ne goûtant, à l’exemple de sa mère, que les plaisirs nobles de l’esprit. La délicatesse de sa santé, le tour naturellement grave de ses pensées, avaient développé en elle l’humeur solitaire et le mépris des vanités du monde ; elle se plaisait dans la retraite, elle n’en sortait que pour faire le bien. Manolesso, dans sa Relazione di Ferrara, nous apprend qu’elle refusa toujours de se marier à cause de la faiblesse de sa complexion (per esser di debolissima complessione), ce qui ne l’empêchait pas, ajoute-t-il, d’avoir un esprit ferme et étendu (è pero di gran spirito). En 1570, le Pô ayant inondé Ferrare, comme les eaux vinrent à se retirer subitement, tout le peuple attribua ce miracle à l’efficacité des prières de Léonore, car tout le peuple de Ferrare la considérait comme une sainte. Voilà, je pense, un témoignage plus sérieux qu’un sonnet.

Quatrième tassiste. — En effet, monsieur le baron, Leonora d’Este ne fut pour rien dans les malheurs du Tasse. Il est prouvé que ce n’est pas elle, mais sa sœur aînée Lucrezia d’Este qui eut l’honneur d’être aimée du Tasse. En 1570, Lucrezia avait épousé Francesco Maria della Rovere, duc d’Urbin. Elle ne trouva pas le bonheur dans cette union mal assortie. Négligée par un mari plus jeune qu’elle, et qui lui reprochait son âge, le Tasse se chargea de la consoler. À plusieurs reprises, il fit de longs séjours auprès d’elle. Les rians jardins de Castel-Durante, et, après qu’elle fut revenue à Ferrare, les ombrages enchantés de Belriguardo furent les témoins de leurs soupirs et de leurs tendres ivresses. Aussi, quand le Tasse décrivit le palais d’Armide et ses délices, il n’inventa rien, il se souvint. Consultez là-dessus Stefano Giacomazzi et Giuseppe Caterbi.

Cinquième tassiste. — Monsieur le baron, la Lucrezia que le Tasse a aimée, et qui l’a perdu, n’est pas Lucrezia d’Este, mais Lucrezia Bendidio Macchiavelli, la dame des pensées de Giambattista Nicolucci, dit le Pigna, professeur à l’université de Ferrare. Vindicatif