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mon idée, et je serais heureux si je vous la faisais partager.

— Ah ! monseigneur, d’avance, je vous l’avoue, votre idée me choque un peu, car bien que je n’en porte pas la mine, je me suis toujours senti un faible pour Platon et pour l’idéal.

— Mon ser idéaliste, je ne dirai plus de mal de vos amis, d’autant qu’ils ne m’en ont jamais fait. Et après tout, si le Tasse fut un utopiste, il en faut moins accuser son culte pour Platon que le siècle où il vécut, de tous les siècles le plus propice aux chimères. Oh ! le grand, le beau siècle ! Age des grandes entreprises, des désirs effrénés et des trouvailles miraculeuses ! On venait de découvrir un monde par-delà les mers, on en découvrait un autre pièce à pièce en grattant la terre, et on bâtissait Saint-Pierre. Rien ne semblait impossible, les rêveurs avaient beau jeu ; à chaque inspiration, il entrait dans les poitrines deux fois plus d’air qu’aujourd’hui et il y avait dans cet air quelque chose qui grisait ; les esprits les plus sages n’étaient pas sans un grain de folie. De nos jours, on se pique de rendre la vie agréable et commode ; alors elle était belle et on en jouissait d’autant plus que la scène du monde était plus agitée et plus fertile en catastrophes ; on savourait son bonheur comme un beau jour entre deux orages. Pour bien sentir tout ce qu’il y avait alors de joie dans les esprits, il ne faut pas lire les historiens ; les Machiavel, les Guichardin sont moroses et sombres comme la politique des Borgia et des Charles-Quint. Adressez-vous aux peintres de la vie privée, aux conteurs, à la charmante et nombreuse famille des novellieri. Connaissez-vous Bandello, le Boccace du XVIe siècle ? On lui reproche d’avoir été un peu trop lombard dans son style et d’avoir eu trop de goût pour les contes falots. Ai-je lu ses nouvelles ? Il ne m’est pas permis de m’en souvenir ; mais les préfaces de ses nouvelles, je les ai lues, je les relis encore, charmantes épîtres dédicatoires qui toutes commencent à peu près en ces termes : « Princesse très vertueuse, vous souvient-il de ce beau jour de printemps où, m’étant rendu dans votre château… ? » On bien : « Dame très humaine et très courtoise, quelle fête il se donna chez vous le jour que la signora Camilla, votre fille, ayant épousé le valeureux marquis délia Tripalola… »

Quand je lis ces préfaces, je me crois transporté dans quelque riche villa de la Lombardie ou du Mantouan ; je parcours de grandes salles tendues de velours cramoisi, pleines d’objets d’art, de cristaux, e di tutte le delcature e morbidezze orientali ; j’erre dans les allées de beaux jardins, moins majestueux que celui où nous sommes, et qui se ressent du voisinage de Rome, mais plus agréables, plus doux au regard : c’est un mélange exquis de ce que l’art et la nature ont