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de l’idéal dans la vie comme dans l’art, — le Comte Kostia de M. Victor Cherbuliez, Dominique de M. Fromentin. — Ces deux romans, nos lecteurs les connaissent trop bien pour qu’il soit nécessaire d’entrer ici en de longs développemens d’analyse. Notons tout de suite un trait qui leur est commun, et que nous ne retrouverons guère dans les récits dont il y aura lieu de s’occuper plus tard : l’élévation morale des caractères étudiés par le romancier. Dans le Comte Kostia par exemple, Gilbert, l’homme juste, ferme et tenace que l’auteur présente comme un Lorrain, et qu’on pourrait nommer plutôt un Parisien de Genève, est un exemple de l’ascendant exercé par un caractère énergique, par une raison droite et par une belle âme. Il se fait un ami du comte, qui raillait cette belle âme ; il se fait un disciple de Stéphane, la fille persécutée et révoltée du comte, qui le traitait de pédant. Il est poète par l’imagination, quand il évoque ces « chères marionnettes,» ces « poupées» invisibles, créatures légères de la fantaisie, qui lui sourient dans la solitude et « parlent ou chantent en dormant. » Philosophe, artiste, savant, Gilbert l’est aussi ; mais il faut voir en lui, par-dessus tout, le lien intellectuel de l’œuvre et l’interprète des idées familières de l’auteur en même temps qu’un noble type de la volonté ramenant au sentiment du vrai et du bon tout ce qu’elle voit s’égarer, s’agiter dans le vague autour d’elle.

Le roman de M. Fromentin, Dominique, contient une étude non moins curieuse de la volonté et du jeu de nos facultés morales mises en branle par les circonstances de la vie. C’est en résumé la confession d’une âme tendre et contemplative, d’un homme dégoûté de l’action dès le début et rendu aux habitudes calmes et routinières de la province par un détachement complet de lui-même. Les confidences de Dominique se composent d’impressions plutôt que d’événemens. Dominique dit fort bien de lui : « J’ai fait l’impossible pour n’être point un mélancolique… Mais il y a dans l’esprit de certains hommes je ne sais quelle brume élégiaque toujours prête à se répandre en pluie sur leurs idées. » Il dit encore : « Ce que j’ai à vous dire de moi est fort peu de chose, et cela pourrait tenir en quelques mots : un campagnard qui s’éloigne un moment de son village, un écrivain mécontent de lui qui renonce à sa manie d’écrire, et le pignon de sa maison natale figurant au début comme à la fin de son histoire. » Oui, c’est là tout, si l’on ne prend que la vie extérieure de l’homme ; mais que d’enseignemens et d’émotions dans ce peu de chose ! On se rappelle l’histoire de ce jeune homme qui, dès le collège, s’analyse constamment avec une rare perspicacité, ayant la manie des dates, des chiffres, des symboles, imprimant partout « la trace d’un moment de plénitude et d’exaltation » et remplissant « d’innombrables confidences » les murs, les boiseries et les vitres d’une chambre d’écolier ou d’un cabinet de travail, d’un cabinet de retraite plutôt. De là une timidité née de cette vie qui n’ose éclater. Pourtant il est un âge où le moins hardi et le plus occupé de