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rêves intérieurs ne saurait échapper aux sollicitations du dehors, et c’est l’amour qui le pousse dans la mêlée où il se risque avec répugnance. On peut voir, par l’exemple du héros de M. Fromentin, de quel mal est capable un esprit honnête, lorsqu’il se laisse aller aux impulsions d’une sensibilité que rien ne gouverne. Dominique ne surmonte pas de haute lutte la passion qui le désole et qui tourmente Madeleine ; il ne cherche que tardivement et par contrainte un antidote nécessaire dans le travail ; il ne s’en va pas résolument, il ne couvre point d’un silence viril une douleur discrète. Aucun parti énergique ne lui convient. Aussi attire-t-il peu à peu Madeleine vers un gouffre où elle peut tomber avec l’honneur d’un autre. D’amie, elle devient, par charité pour cet esprit en déroute, une conseillère de chaque jour, une consolatrice et une confidente ; elle croit du moins n’être que cela, et, franchissant naïvement les limites des convenances sociales et du devoir conjugal, elle donne au jeune homme des rendez-vous de camarade. Quand elle se réveille, il est trop tard pour étouffer cet amour dont elle prétendait le guérir, et qui la consume elle-même. N’est-ce pas une espèce de miracle si Dominique et Madeleine s’arrêtent court dans cette voie périlleuse, et si l’heure solennelle qui devait les perdre les sauve de leur propre faiblesse ? Rien n’est flétri en apparence, mais tout est brisé, et il n’est pas étonnant que Dominique, entraîné déjà par d’irrésistibles instincts loin de la foule et du bruit, regagne, après ce choc décisif, la province où il retombera dans l’ornière de l’enfance et de la jeunesse. Un ami de Dominique, un cousin de Madeleine, Olivier, amateur des élégances mondaines, aboutit par un autre chemin au désenchantement. Dominique,du moins a voulu effacer le passé ; il s’est donc marié, il s’est retrempé dans l’exercice des vertus domestiques : dégoûté de la vie, dégoûté de lui-même, victime de l’égoïsme qui le désole, comme il avait désolé autrui, Olivier termine tristement une carrière stérile par une tentative de suicide qui le châtie en le défigurant. Seul, un des personnages de ce roman, l’actif Augustin, le précepteur et l’ami de Dominique, traité de cuistre par Olivier, mais armé d’une volonté de fer et pressé de se construire un foyer pour l’agrandir et le parer, est arrivé au but la tête haute et le cœur pur. — On relira volontiers ce livre instructif, nourri d’observations, et que décore plus d’un paysage peint de main de maître. Le style, exempt de toute prétention, aisé, empreint d’un charme élégiaque en effet, représente bien la vie de Dominique, coulant au gré de la pente qui l’emporte, un instant resserrée et accélérée dans son cours, puis tranquille de nouveau dans un large lit, entre des rives planes et verdoyantes.

Si Dominique est l’homme de la nature et de l’instinct, dans le caractère d’Augustin, comme dans celui de Gilbert Savile, c’est la volonté qui domine, et la volonté appliquée au bien, avec une différence pourtant : c’est que Gilbert occupe le premier rang dans l’œuvre de M. Cherbuliez, et que, dans l’œuvre de M. Fromentin, le personnage d’Augustin est accessoire.