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formateur condamné, et de poursuivre la lutte contre cette puissance farouche qui ne triomphait de ses ennemis que par la torture et le feu.

D’après les ordres émanés de la cour même de Rome, qui redoutait qu’on ne fît des reliques avec les restes du martyr, on devait jeter les cendres du bûcher dans l’Arno; mais le peuple rompit la ligne des gardes malgré les coups de pique, se jeta sur les cendres encore brûlantes, et les emporta en criant qu’on venait de tuer un saint. Trois des disciples de Savonarole, ceux-là mêmes à qui la dernière parole avait été adressée, s’emparèrent de la tête et du cœur carbonisés de leur maître, déjouèrent la poursuite des gardes à travers les ruelles de Florence, et purent se réfugier, sans avoir été atteints, dans une masure attenant au couvent de S. Onofrio. Dans la bagarre, l’un d’eux avait été blessé d’un coup de hallebarde à l’épaule. Une fois en sûreté, ils adorèrent les restes informes de celui qu’ils avaient tant aimé, comme ils auraient adoré les reliques d’un saint; puis il se passa une scène étrange : ils mêlèrent à du vin quelques parcelles de cette cendre humaine, le blessé l’arrosa de son sang, et, tous les trois ayant communié sous ces nouvelles espèces, ils jurèrent de venger leur maître et de combattre, maintenant et toujours, jusqu’à ce qu’ils eussent effacé de la terre le pouvoir du saint-siège et toutes les puissances qui en découlent. Ils jurèrent d’être apôtres pour aller par le monde susciter des ennemis à Rome, et d’être soldats pour l’attaquer en plein jour, dans les ténèbres, par le glaive, par la parole, et, comme ils le dirent dans leur serment, per fas, per nefas ! En un mot, tout fut permis, tout, excepté l’assassinat, car c’était l’autorité elle-même qu’on voulait renverser, et non point seulement son dépositaire.

C’était une société secrète qui se créait ainsi; elle prit un rapide développement. À cette époque, la réforme était dans l’air : Jean Huss était mort laissant de nombreux disciples, et Luther, déjà né, n’allait point tarder à pousser son premier cri de révolte. Les amis de Savonarole se réunirent, s’entendirent entre eux, se groupèrent autour de ceux qui avaient communié de ses restes encore chauds, établirent leurs ramifications indistinctement parmi les laïques et les prêtres, hantèrent la cour des princes italiens, fomentèrent les oppositions monacales, et, autant pour dérouter l’opinion que pour se reconnaître par une parole commune de ralliement, prirent le nom de téphrapotes, composé de deux mots grecs qui signifient buveurs de cendres. De plus, comme à cette époque on était fort versé dans les choses de la kabbale, que les associés juraient, s’ils devaient arriver au pouvoir, de consacrer leur autorité à l’accroissement de l’œuvre, qu’ils se résignaient à n’être jamais que des pré-