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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/521

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savoir que chaque buveur de cendres s’engage à ne jamais risquer sa vie que pour l’œuvre à laquelle il s’est donné, que nul prétexte ne peut l’empêcher d’obéir, que le relus d’obéissance est puni de mort, et enfin que, quel que soit le pouvoir dont un membre est investi sur terre, il ne doit jamais en user que pour arriver plus vite et plus sûrement au but suprême que l’association s’est proposé dès le principe. Le chef par excellence habite au-delà du Jourdain ; par ces mots, on entend le territoire d’une puissance qui n’est point en butte aux tentatives des affiliés. Les six autres chefs résident ordinairement au centre même des pays soumis à leur action; ordinairement ils vivent deux par deux, ensemble, ou du moins peu éloignés l’un de l’autre, de façon à pouvoir se consulter sur un fait inattendu et à prendre promptement un parti parfois commandé par les circonstances.

Ces explications, que j’ai rendues aussi sommaires que possible, m’ont paru indispensables pour bien faire comprendre la très véridique histoire que je me propose de raconter.


I.

Les événemens de 1840 sont encore présens à tous les esprits; on se souvient que les complications, depuis longtemps prévues, de la question d’Orient faillirent amener une guerre générale où la France fut sur le point de reprendre le rôle de puissance expansive et révolutionnaire, c’est-à-dire radicalement moderne, que la philosophie politique regarde comme sa raison d’être déterminante. Les buveurs de cendres se mirent immédiatement en campagne afin de profiter de la circonstance; ils ranimèrent de leur souffle les découragemens les plus abattus, et l’on fut surpris de sentir la vie s’agiter de nouveau chez des nations que l’on croyait ensevelies depuis longtemps dans le double linceul du despotisme et de la résignation. Bien des espérances s’épanouirent alors qui furent déçues, ainsi que chacun sait. La paix, troublée un instant, devint plus solide que jamais; la France rentra au fourreau son épée à demi tirée, et tous ceux qui de loin avaient regardé vers elle avec anxiété reprirent en silence le long chemin de l’attente. Les téphrapotes, un moment apparus à la lumière, se réfugièrent vite dans leur ombre habituelle, sans colère, car l’histoire leur a enseigné la science des déceptions; sans désespoir, car l’habitude d’être constamment vaincus leur a prouvé qu’on n’a jamais pu les dompter. Ils reprirent leur œuvre ténébreuse et préparèrent de longue main le mouvement qui, en 1847 et 1848, devait ébranler si tragiquement et si infructueusement les états diplomatiques de la vieille Europe. Un grand