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l’affaire; Flavio, tu dois rester en communication avec Jean, afin d’être prêt à le seconder ici au besoin. Cette femme s’élève entre vous, ayez la volonté des grands cœurs, et renoncez à elle. Si vous n’y voulez renoncer, vivez près d’elle à votre guise, comme vous l’entendrez; mais restez unis, car cela est indispensable. Il y a deux êtres en vous, ne l’oubliez jamais : l’homme et le buveur de cendres. Si l’homme souffre, tant pis pour lui; le buveur de cendres n’en doit jamais rien savoir!... Donnez-vous la main! reprit-il avec autorité. Me jurez-vous, à moi qui suis le maître et l’investi, me jurez-vous de vivre en bonne intelligence tous les deux ensemble, loin de cette femme ou près d’elle, de faire taire vos dissensions, et de n’agir qu’au profit de notre œuvre?

— Je le jure! dit Flavio en serrant la main de Jean.

— Je le jure, dit Jean, dussé-je en crever de rage!

— Bien, reprit Samla, j’accepte votre promesse; je sais que vous la tiendrez. Jean, c’est toi qui es la mauvaise tête en tout ceci. Écoute Flavio, il est ton aîné, et son intelligence vaut mieux que la tienne. Tu as huit jours pour te rendre au lieu désigné et te mettre à la tête des hommes qui t’attendent : partiras-tu?

— Oui, répondit Jean.

— Flavio, dit Samla, si, dans huit jours, Jean, saisi d’une nouvelle défaillance, n’est pas à son poste, tu prendras sa place, et tu marcheras droit sur Cosenza.

— C’est bien, dit Flavio.

Ils restèrent jusqu’au jour causant de leurs projets, les discutant, les modifiant selon les éventualités possibles. Quand l’aube raya le ciel d’un trait blanchâtre, Samla se leva; il embrassa les deux amis.

— C’est bien entendu, leur dit-il, vous pouvez être hommes à vos momens perdus; mais avant tout vous êtes des buveurs de cendres.

— Oui, et que Dieu nous guide! répondirent Jean et Flavio.

Samla donna un vigoureux coup de sifflet, sa barque reparut; il y monta, et bientôt elle se perdit dans l’éloignement, du côté de Comacchio.

Jean était attendri; le parfum de sa vieille amitié, montant de son cœur à son cerveau, avait détendu les fibres de sa colère. Lui aussi, il était tiraillé par des contradictions douloureuses, et malgré ses emportemens il sentait parfois d’une façon cruelle combien son ingratitude envers Flavio était coupable. À cette heure, ému par les derniers instans de son entretien avec Samla, il était décidé à partir; mais, se connaissant lui-même, il craignait que sa résolution ne l’abandonnât et ne vînt encore le faire hésiter au moment suprême. L’idée de quitter Sylverine et de la laisser auprès de Flavio, qu’elle