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devais être perdue pour l’un de nous : j’ai accepté l’arrêt du sort, et je suis parti. Pourquoi nous plaindre? Il y a dans tout ceci une justice supérieure devant laquelle je m’incline. Chaque homme dans cette vie n’a qu’une part de bonheur; c’est toi qui étais la mienne. Devais-je donc te posséder toujours? Hélas! non, car la loi de Dieu n’admet point d’exception. Je serais ingrat d’accuser le destin : il m’a donné en toi et par toi toute la félicité à laquelle je pouvais prétendre. Je t’ai perdue quand l’heure de te perdre a sonné. J’ai pour toi une tendresse sans égale, et à ta pensée je ne sens dans mon cœur qu’une douceur infinie. Surtout ne te reproche rien; nous sommes de ceux qui sont nés pour la défaite. J’obéis à ma destinée : tu as été l’instrument, voilà tout; tu es innocente, ne t’accuse jamais.

« C’est de la prison de Cosenza que je t’écris; j’y suis depuis trois jours, sous une surveillance rigoureuse, il est vrai, mais qui me laisse cependant la possibilité de te dire et de t’envoyer mon dernier adieu. Tout est fini : je ne suis pas homme à me leurrer de vaines espérances : mes jours sont comptés, je le sais; le dernier sera le bienvenu. Peut-être, en me donnant beaucoup de mal et en risquant de compromettre bien des personnes, pourrais-je arriver à retrouver la clé des champs; mais à quoi bon? Recommencer ma vie d’autrefois, renouveler cette lutte énervante qui ne mène jamais à la victoire, rouler encore le rocher de Sisyphe qui toujours et toujours retombe, non certes, je suis trop las; j’ai besoin du bon sommeil éternel. Te souviens-tu du mot de Luther en regardant les tombes du cimetière de Worms : « Je les envie, parce qu’ils reposent? » Grâces soient rendues à Dieu ! je n’aurai bientôt plus rien à leur envier. Sois calme, et que Jean ne se désespère pas. J’étais le plus âgé, je devais partir le premier : je ne fais qu’aider un peu la nature, ce qui n’est pas un grand mal. Et cependant comme ton pauvre Flavio t’aimait! comme il eût joyeusement donné sa vie pour toi ! comme il dormait en confiance, et quel dur réveil tu lui as préparé! Enfin, enfin ne parlons plus de cela. A quoi bon s’attendrir? Ne sommes-nous donc déjà pas tous assez malheureux? Tu ne m’oublieras pas, je le sais : cette pensée me console, et je t’en remercie.

« Prenez toute sorte de précautions là-bas, à Ravenne il est possible qu’on arrive à démêler notre écheveau et à y trouver un fil qui conduirait jusqu’à vous; cela m’étonnerait cependant. Qui sait notre secret? Moi seul ici, et je n’ai pas besoin de te dire que jamais muet de sérail n’a été plus impénétrable que moi. Mes juges s’en exaspèrent, ce qui me laisse fort indifférent. Hier, après mon interrogatoire, le président de la cour martiale est venu dans ma chambre,