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Quand il comprit que tant d’espérances s’évanouissaient devant les forces multipliées de la contre-révolution, quand il vit qu’en Hongrie, comme en Italie, comme ailleurs, la cause qu’il aimait allait rentrer encore dans le silence et dans les ténèbres, il conçut avec Samla, qui luttait à Rome même, le hardi projet d’amener en Italie les armées magyares attaquées sur le Danube par l’Autriche et la Russie. A travers des périls sans nombre et des aventures inutiles à raconter, il alla jusqu’en Transylvanie conjurer Bem de venir débloquer Venise et de rétablir une lutte suprême entre l’Adriatique et le Mincio. Il était trop tard : les destinées de la Hongrie, arrêtées par la capitulation de Villagos, forçaient Bem à chercher un refuge en Turquie. Lorsque Jean revint à Venise, là aussi tout était fini. Il se jeta follement dans Ferrare, qu’occupaient les Autrichiens, et voulut renouveler le combat. Il fut pris, jugé et condamné, non point à être fusillé comme un soldat, mais à être pendu comme un bandit.

La sentence, prononcée le matin, devait être exécutée le soir même, au coucher du soleil. Jean était dans son cachot, sur la botte de paille qui lui servait de lit, immobile, absorbé dans les contemplations rétrospectives de sa propre vie, qui lui apparaissait tout entière à cette heure suprême. La porte s’ouvrit, et il vit entrer un moine hiéronymite, de ceux dont la règle est si austère que le peuple de l’Ombrie les prend pour des sorciers.

— Je ne veux point de confesseur, dit Jean d’un ton brutal.

Le moine fit signe au geôlier de s’éloigner, puis, le capuchon rabattu sur les yeux, il marcha vers le prisonnier et lui dit : — In nomine fratris Hieronyynij salve!

— Samla! s’écria Jean, reconnaissant la voix. — Il se leva, courut à lui : — Samla, dit-il, je ne veux pas être sauvé!

— Je ne viens point te sauver, reprit Samla, qui, après s’être enfui de Rome, avait trouvé asile dans un couvent de Ferrare; je ne viens point te sauver, car je comprends que tu aies soif de mourir : je viens te demander tes dernières volontés, afin de les exécuter, si cela dépend de moi.

En présence de tant d’écroulemens et en face d’une mort si prochaine, Jean ne pensa qu’à Sylverine : — Samla, dit-il, jure-moi que, lorsque tu le pourras, tu porteras mon corps au Campo-Santo à Pise, et que tu le placeras auprès de celui de Sylverine.

Un sourire de pitié passa sur les lèvres de Samla : — Je te le jure, répondit-il. — Puis il ajouta : — Que veux-tu encore?

— Rien, répliqua Jean; tout ce qui était de moi s’est englouti dans cette passion. En dehors, depuis longtemps, je ne vois plus rien.

Ils s’assirent côte à côte sur la paille, et causèrent comme si la