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blent s’être prises corps à corps. Elle parla de Flavio, tendit vers Jean sa main humide, exhala un léger soupir et mourut.

Jean veilla près d’elle pendant qu’un prêtre murmurait à demi-voix les oraisons consacrées. Il regardait, sans pouvoir en détourner les yeux, ce visage immobilisé pour toujours. Il lui semblait impossible qu’elle fût morte. Une fois il l’appela à haute voix : Sylverine! Sylverine! Il était brisé de fatigue, de douleur, de sanglots.

Un sommeil invincible s’appesantit sur lui; il dormit vaincu, anéanti. Quand il se réveilla, le jour se levait; il alla vers la fenêtre et regarda. Des bandes d’hirondelles voletaient dans le ciel magnifique; une brise fraîche passait en faisant frissonner les arbres; l’Arno coulait pacifiquement avec le bruit doux et monotone d’une plainte éloignée. Quand il se retourna dans la chambre funèbre, il vit Sylverine, sur laquelle la mort effeuillait déjà ses pâles violettes, éclairée par la lumière vacillante des bougies. — Oh! se dit-il, se peut-il que le jour se lève et que la nature soit en fête devant un tel désastre ?

Pendant la cérémonie religieuse qui se fit au Duomo, Jean, affaissé sur lui-même, n’ayant plus qu’une conscience confuse de tant d’événemens, comprenant seulement qu’il souffrait d’une façon intolérable, pensait à Sylverine, à Flavio, à l’œuvre des buveurs de cendres; il se sentait vaincu jusque dans la moelle de ses os, vaincu dans sa maîtresse morte, dans son ami mort, dans l’œuvre toujours combattue, toujours défaite. Il se rappelait l’idée mère qui avait dirigé toutes ses actions, et pour laquelle Flavio s’était offert en holocauste, et, regardant la grande lampe de bronze qui descend du plafond par une longue corde dont les oscillations ont révélé jadis à Galilée la théorie du pendule, il se disait comme le grand Pisan : « Et pourtant elle se meut! »

Sylverine repose dans le Campo-Santo, non loin de la fresque où Orcagna a peint le Christ qui découvre ses plaies pour apprendre aux hommes que la vie n’est qu’une longue souffrance. Auprès de l’emplacement où elle dort pour toujours, Jean acheta deux terrains ; on devine à quels morts il les destinait.

Enfin délivré, comme lui avait cruellement dit Samla, il revint à son poste, c’est-à-dire à Ravenne; farouche et silencieux, il vécut parmi les hommes comme dans un désert. En 1848, il se jeta dans l’action avec une furie aveugle, comme s’il avait eu personnellement quelque chose à venger. Il fut partout, à Naples, à Curtatone, à Milan. Debout, découvert, au premier rang toujours, il effrayait les plus hardis par sa hardiesse; on l’appelait l’invulnérable, car la mort semblait ne pas vouloir de lui malgré les avances qu’il lui faisait.