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comme d’un long sommeil, et on oublie volontiers qu’on est resté presque mort pendant six mois. »

Dans l’opinion des Russes, Vladivostock passe pour le principal des ports qu’ils possèdent sur la côte de la Mandchourie, parce qu’il serait aisé, sais trop de dépenses de le mettre en communication avec le fleuve Amour et de le rattacher par là à la mère-patrie. Il suffirait, pour atteindre ce résultat, d’ouvrir une route qui relierait le fleuve Sin-fui, tributaire du port de Vladivostock, au lac Han-kaï. Les navires frétés pour Nikolaïefsk, dont les glaces interdisent l’accès durant la moitié de l’année, débarqueraient alors à Vladivostock leur cargaison, composée d’articles européens destinés à la population de Nikolaïefsk et de produits japonais et chinois destinés à la Russie occidentale. Ces marchandises, une fois parvenues au lac Han-kaï, seraient facilement transportées au fleuve Amour, qui communique avec ce lac au moyen des rivières Sun-gatchi et Oussouri.

Autour de Vladivostock s’étendent de belles prairies, et dans les environs, à Albert-Peninsula, on trouve de beaux bois de construction. On y a découvert aussi du minerai d’or: mais jusqu’à présent prairies, bois et métaux ne servent à rien, car Vladivostock, comme toute la côte de Mandchourie, est totalement dépourvu de relations commerciales avec le reste du monde, et ne renferme qu’une population misérable et clair-semée. Dans l’établissement même et dans le voisinage, il y a quelques centaines de Chinois de la pire espèce : on les appelle Mansas. Ce sont la plupart du temps des prisonniers évadés des colonies pénales et militaires du nord de la Chine, qui ont passé en Mandchourie l’un après l’autre, sans argent, sans famille, et qui tirent de la chasse et de la pêche leurs maigres moyens d’existence. Dans certains endroits ils se sont groupés en villages et se livrent aux travaux de la campagne; d’ordinaire on les rencontre isolés ou par troupes de trois ou quatre. Ils observent entre eux les lois de l’hospitalité; mais, condamnés à vivre au ban de la société, sans femmes ni enfans, ils sont descendus au plus bas degré de l’échelle des créatures humaines, et restent plongés dans un état de dépravation abjecte. Ils sont d’ailleurs vigoureux, patiens et résignés, et dans les rares relations qu’ils ont nouées avec les Russes, auxquels ils vendent des fourrures et du gin-seng[1], ils se montrent animés de cet esprit commercial qui caractérise leur race entière. Je vis quelques Mansas à bord du Saint-Louis ; ils apportaient des fourrures qu’ils désiraient échanger contre du riz ou contre de l’argent en barre. Ils étaient hideux de saleté et de laideur, et il y avait dans leur regard farouche et craintif quelque chose de la bête fauve.

  1. Racine comestible très recherchée des Chinois.