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l’autre, aux heures marquées par l’éternelle patience, tous les germes de vérité que renfermait l’Évangile. Cette volonté divine paraît visiblement dans la formation du dogme chrétien ; il a mis des siècles à s’organiser et à parcourir le cercle de ses métamorphoses. Comme le dogme, le génie moral du christianisme eut son histoire. D’abord l’église n’annonça aux hommes que la doctrine du salut par la croix, c’est-à-dire par les larmes, par la souffrance volontaire, par le mépris de tout ce que le monde aime et honore : toute chair est corrompue ; on gagne le ciel par le détachement absolu de toutes choses. La vie est un mensonge, rien n’est vrai que la mort ; mourez dès à présent à vous-même et au monde !… Ce cri retentit au milieu des corruptions de la vieille société mourante, au milieu des violences de la barbarie sortant de ses forêts pour se ruer sur l’héritage des Césars. Les austérités et le deuil de la pénitence, la discipline, les macérations de la chair, voilà ce que prêche le christianisme à la chair en révolte. Il est moine et ascète, il se revêt de bure ; le doigt levé vers le ciel, il maudit la terre, la nature, la vie elle-même.

Mais avec le temps un ordre nouveau se dégage du chaos sanglant de la barbarie. À mesure que cette société, d’abord incertaine d’elle-même, s’assied plus solidement sur ses bases, l’église change de rôle et de langage ; elle pressent de loin la naissance d’une civilisation nouvelle dont elle veut s’emparer pour la marquer à l’effigie de Dieu. Elle ne fulmine plus l’anathème contre le monde ; elle enseigne aux fidèles comment, en vivant dans le monde, ils peuvent vivre pour Dieu. Elle conçoit une autre sagesse que celle du moine savourant d’avance les délices de la mort dans le silence du cloître ; sage aussi est celui qui, habitant parmi les hommes, travaille d’un cœur pur et serein aux œuvres de son métier. Autrefois, dans la prévision de la fin prochaine de toutes choses, pèlerin en voyage, elle campait sous la tente, se tenant toujours prête à déloger ; aujourd’hui elle se bâtit des maisons de pierre magnifiquement ornées, et qui, plongeant dans le sol des racines profondes, témoignent qu’elle croit à ses destinées terrestres. Elle ne bénit plus seulement la haire et le cilice de l’ermite, mais l’épée du chevalier, la charrue du laboureur, la plume du savant, la truelle du maçon, l’équerre de l’architecte, consacrés par elle au service du Seigneur. Que dis-je ? elle se relâche de ses anciennes sévérités envers la guitare du jongleur qui s’applique par ses chants à tromper les ennuis des cours et des chaumières. Enfin elle voit ici-bas autre chose encore que des âmes à sauver en les purifiant par le sang du Christ ; elle proclame que la Providence a des desseins sur ce grand être collectif qu’on appelle l’humanité, et que le règne de Dieu, avant de s’accomplir dans les