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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/64

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Au reste, le temps présent lui-même ne proteste-t-il pas contre certaines idées exagérées d’égalité absolue, et n’est-il pas soumis à un courant double et inverse? On pourrait aujourd’hui reconnaître deux sortes d’égalités, une égalité négative et une égalité positive, dont l’attraction et la répulsion se font sentir comme deux pôles contraires. La première consiste à abattre tout ce qui s’élève, à entraver tout ce qui se distingue et à appauvrir tout ce qui s’enrichit; la seconde, c’est-à-dire l’égalité positive, consiste à aider et à encourager le vice à se changer en vertu, la faiblesse en forces utiles, l’indigence en richesse, et à ramener tout ce qui est abaissé à un niveau supérieur. Cette dernière manière d’entendre l’égalité n’est-elle pas celle que veulent fermement adopter la société et l’état, dont les encouragemens et les récompenses sont comme une provocation universelle à l’inégalité et à l’émulation, seuls gages assurés de progrès et de liberté? L’idéal de la loi humaine est de proclamer égaux et de traiter comme tels tous ceux qui ne le sont pas; espérer ou promettre autre chose, ne serait-ce pas approcher beaucoup de la déraison?

Quoi qu’il en soit pour nous qui, libres de naissance depuis 1789, sommes réputés possesseurs du double et précieux privilège de la liberté et de l’égalité, ne nous laissons pas entamer sur ce bon terrain de combat où il ne faut ni déchoir ni se laisser tourner. Seulement qu’on n’oublie pas de remarquer qu’égalité et identité ne sont pas même chose, et qu’égaux, mais différens, nous servons tous dans la même armée, mais non pas dans le même régiment.

En définitive, la pratique du suffrage universel nous impose une tâche des plus ardues, car, assoupi, le suffrage universel peut demeurer une fiction inutile, tandis que, réveillé, il peut devenir une formidable réalité. Est-ce un motif de se décourager? Dans notre société puissante et mêlée, que l’on se plaît souvent à trop calomnier, la vie circule active et abondante, et l’on vient de voir que sa sève endormie ne saurait être absolument comprimée. Le bien ne règne jamais sans partage; mais on doit s’estimer heureux de trouver l’occasion de lutter pour lui la tête haute. Certaines forces se sont déplacées pour faire place à des forces nouvelles, auxquelles l’arène s’ouvrira quelque jour. Ainsi la culture du sol a pris un rang où l’on ne s’attendait pas à la voir parvenir; une jeune génération riche et distinguée par ses connaissances a préféré le grand fermage à d’autres carrières, et, enlevant d’assaut l’agriculture, la mise en première ligne parmi les situations honorables de la société. Ce mouvement des classes éclairées vers les occupations agricoles relevées par la science et l’industrie ne sera point passager, car les femmes auxquelles s’intéresse à si juste titre M. Mill s’y sont associées;