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malgré les avantages acquis de l’aisance et de l’éducation, elles ont la judicieuse et saine ambition de César, qui aimait mieux être le premier au village que le second dans Rome. Voudra-t-on se montrer hostile à cette nouvelle aristocratie des campagnes? Non certes : l’égalité, pour être complète et sincère, ne doit entraîner aucune exclusion prononcée au nom de rivalités anciennes qui ne sont plus.

Plus heureux qu’en 89, nous avons vu s’effacer tous ces antagonismes de classes qui ont envenimé et perdu tant de choses, mais qui ont disparu devant des nécessités nouvelles et des périls communs; le champ est libre aujourd’hui pour tout ce qui a su s’élever et mériter ou conserver l’estime et la considération. La faveur du jour n’est pas encore pour celui qu’un contemporain a spirituellement appelé « l’homme-obstacle; » toutefois un peu d’indépendance plaît encore dans nos contrées. Tous les hommes peuvent être indépendans, les uns malgré leur pauvreté, d’autres malgré leur richesse menacée; mais les vertus moyennes ont besoin de s’appuyer sur certaines conditions matérielles et morales d’une existence indépendante. Il sera peut-être permis aussi de regretter que les représentans de l’honneur intellectuel de notre pays soient comme anéantis et perdus dans la foule. Nous ne voulons point à la vérité être exclusivement gouvernés par la littérature et la science, mais nous voudrions encore moins être gouvernés sans elles au nom de ceux qui ne savent pas lire. La toute-puissance électorale du nombre est une suffisante garantie contre l’influence des hommes qui n’ont que le talent pour fortune, et qui sont assurés, ceux-là du moins, de n’être pas dépouillés. Voudrait-on leur reprocher de s’opposer à la tendance des sociétés modernes vers la médiocrité collective? Comme le dit si bien M. Mill, « on ne peut arriver à avoir une démocratie habile, si la démocratie ne consent pas à ce que la besogne qui demande de l’habileté soit faite par ceux qui en ont[1]. » À cette sage réflexion on pourrait ajouter que la diffusion des saines lumières, d’une instruction morale, économique, religieuse, historique, est d’autant plus nécessaire que l’état politique d’un pays est plus imparfait.

Qu’on nous permette de le redire en finissant, pendant qu’en fait de suffrage universel M. Mill parcourt le vaste champ de la théorie, nous nous débattons dans les nécessités de la pratique : devant chacun de nos efforts se dresse une complication nouvelle; mais, dans cette lutte pour un progrès prudent et raisonnable, il est naturel qu’on s’attache à l’étude d’un livre remarquable sur le gouvernement représentatif,- dont on peut tirer cette leçon générale : il faut

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