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que la poésie dévote. Quelques années encore, et Sixte-Quint allait couronner d’une croix l’obélisque d’Héliopolis. S’il est bon que les obélisques se signent, Silvio avait-il tort d’exiger que la Muse se couvrît d’agnus et s’aspergeât d’eau bénite ?

Le Tasse comprit bientôt que, de tous ses juges, Silvio était celui dont les décisions avaient le plus de poids : Rome elle-même parlait par sa bouche. Que pensa de la Jérusalem ce terrible homme ? Elle n’obtint pas son agrément, il la jugea dangereuse. Il y releva d’abord une foule de vers licencieux, des coups de pinceau trop libres et trop hardis, des expressions choquantes. Le Tasse parle quelque part des dévots crédules, i creduli devoti. La dévotion est-elle jamais crédule ? Plus loin, le jeune Eustache, à la vue d’Armide, s’écrie : « Ô femme !… si toutefois un tel nom te convient, car tu ne ressembles à rien de terrestre. » Une telle exclamation est digne d’un idolâtre. Ailleurs, au lieu de dire que le combat était indécis ; « Mars, dit le poète, était en suspens. » Que ce mot est malsonnant !

Passe encore si Silvio ne s’en fût pris qu’aux détails ; mais ses censures n’épargnent rien, ni le plan, ni les caractères, ni les situations, ni les principaux épisodes. L’histoire d’Olinde et Sophronie le révolte : il y a trop de magie là dedans. Et à quoi le poète a-t-il pensé en représentant une Sarrasine humaine, compatissante, qui arrache au bûcher deux martyrs chrétiens ? Il fallait peindre tout le peuple des infidèles comme un ramassis de brigands et de scélérats. Ce n’était pas assez de louer le Christ, il fallait outrager et maudire ce Mahomet que Pic eut l’impiété de citer un jour avec éloge, en lui attribuant ce mot : «Quiconque s’écarte de la loi divine se ravale au rang des bêtes. » Point de complaisance coupable ; un poème chrétien doit respirer cette bigoterie farouche qui est agréable à l’église régénérée. Eh quoi ! donner, des vertus à des mécréans ! prêter à des chevaliers du Christ des faiblesses, des inconséquences ou des vices !… Peut-on pécher quand on porte une croix blanche sur sa poitrine ? Torquato, gardez-vous donc de peindre un Rimbaud renégat, un Renaud prompt à la colère, ardent à la vengeance, un Bohémond qui ne respire que la gloire et le butin, un Tancrède amoureux d’une Sarrasine jusqu’à en perdre l’esprit !… Ce sont ces amours surtout, ces profanes et criminelles amours, qui scandalisent l’austère censeur. Que dis-je ? il ne fait pas même grâce à l’amour pur et chaste, aux nœuds les plus sacrés ; il en veut à ces deux époux, Gildippe et Odoard, qui, partis ensemble pour la terre sainte, y combattent et y meurent ensemble. « Que n’apprend-on pas à l’école de l’amour ? Ses leçons firent de Gildippe une guerrière intrépide. Elle va toujours