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mais dès que les chaleurs de l’été ont fait évaporer les eaux débordées, les couches d’alluvions organiques fermentent, se putréfient sous les ardeurs du soleil, et répandent leurs miasmes mortels dans l’atmosphère. Pour remédier à cet état de choses, les entrepreneurs du canal de déversement ont imaginé d’abaisser de près de 2 mètres le niveau moyen des grands étangs d’Hourtin et de La Canau, et d’assécher complètement les petits étangs ou clas déjà traversés par le déversoir marécageux qui va se jeter dans le bassin d’Arcachon. Une porte d’écluse construite à l’extrémité méridionale de l’étang de La Canau maintiendrait le niveau des nappes lacustres à une hauteur constante, et préviendrait à jamais le dégagement des miasmes paludéens. Le petit canal, auquel les ingénieurs comptent donner une largeur de 10 mètres, serait en outre pourvu de barrages qui permettraient aux bateaux de remonter du bassin d’Arcachon jusque dans l’étang d’Hourtin. Les travaux de canalisation sont commencés depuis plusieurs années; mais, soit esprit de routine, soit griefs sérieux, les paysans pauvres voient en général cette entreprise d’un assez mauvais œil. Ils prétendent, à tort ou à raison, que ces améliorations ne leur profitent aucunement, et qu’ils perdent en même temps et sans dédommagement réel leurs bruyères et leurs pêcheries. Quant aux fièvres endémiques, plusieurs en nient tout simplement l’existence, oubliant que le nom d’un de leurs villages. Le Porge, est synonyme de cimetière.

Bien que les transitions d’une industrie à l’autre soient toujours accompagnées de souffrances individuelles, on ne saurait nier cependant que la condition des landais ne se soit améliorée sous tous les rapports. Les convois du chemin de fer parcourent à grand bruit les déserts du Médoc et les mettent en communication avec le monde entier. Une autre voie ferrée va bientôt côtoyer la lande dans toute sa longueur, de Bordeaux à la pointe de Grave. Les principaux villages, naguère perdus dans la solitude, sont maintenant reliés par des grandes routes à Bordeaux et aux villes du Médoc. Les habitans ont été arrachés à la vie sauvage et participent au mouvement général de la société. La plupart des enfans vont à l’école; le journal et même les livres ont pénétré dans la forêt; le médecin a remplacé le sorcier pour le traitement des maladies. Le territoire français s’est enrichi de toute une province, qui sans aucun doute sera l’une des plus charmantes, grâce à ses dunes, à ses étangs, à ses vastes forêts. Et pour avoir été pacifique, pour n’avoir point coûté de sang, cette conquête des landes ne sera pas moins utile et sera plus durable que celle de bien des colonies lointaines achetées au prix de milliers de précieuses vies.


ELISEE RECLUS.