Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/715

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de mammifères, d’oiseaux et de reptiles; mais d’une part ils sont répandus sur de très vastes espaces, et de l’autre ils redoutent excessivement l’approche de l’homme. On n’entend donc, comme je le disais, que de rares chants d’oiseaux, et ces chants ont un caractère pensif et mystérieux qui rend plus intense le sentiment de la solitude, bien loin de réveiller des idées de vie et de gaîté. Parfois, au milieu de cette immobilité muette, un hurlement, un cri soudain viendra ébranler vos nerfs : il provient de quelque frugivore sans défense sur lequel s’est abattu un chat-tigre, ou que le boa constrictor a saisi dans ses enroulemens furtifs. Le matin et le soir, mais seulement alors, les singes hurleurs font un bruit désagréable, effrayant, qui ne laisse de repos ni à l’oreille, ni à l’esprit, et qui décuple le sentiment de cette inhospitalité sauvage dont l’aspect général de la forêt éveille l’idée : souvent, même aux heures calmes de midi, un craquement soudain traverse le silence de ces lieux déserts, alors que quelque énorme rameau ou quelque arbre entier tombe pesamment sur le sol; mais, outre ces bruits divers, il en est qu’on ne s’explique pas, et dont les indigènes eux-mêmes ne peuvent se rendre compte. On dirait parfois le rebondissement sonore d’une barre de fer contre la dure écorce de quelque arbre miné au dedans, ou bien un cri perçant déchire l’air. Ces sons étranges ne se renouvellent pas, et le silence profond qui leur succède accroît encore le malaise dans lequel ils jettent le voyageur. Pour les naturels, c’est toujours le Curupira, l’homme sauvage ou l’esprit de la forêt, de qui proviennent ces perturbations inexplicables. Les mythes en effet ne sont que les théories grossières dont l’humanité se sert, la science étant née à peine, pour se rendre compte des phénomènes de la nature. Le Curupira est un être mystérieux dont les attributs sont fort incertains, car ils varient selon la localité. On le décrit parfois comme une espèce d’orang-outang couvert d’une longue toison touffue, et qui habite l’intérieur des arbres. Selon d’autres versions, il a les pieds fourchus et la face d’un rouge vif. Pourvu d’une femme et d’enfans, il descend dans les roças pour voler du manioc. J’ai eu à mon service un jeune mameluco dont la tête était farcie des légendes et des superstitions nationales. Une fois dans la forêt, il ne me quittait plus d’une semelle. Je ne pouvais obtenir à aucun prix qu’il voulût bien s’écarter, et si nous venions à entendre quelque bruit comme celui dont je viens de parler, il tremblait littéralement des pieds à la tête, se jetant à plat ventre derrière moi et me priant instamment de m’en revenir. Il ne fut un peu rassuré qu’après avoir composé lui-même un charme qui devait nous protéger contre le Curupira. L’opération d’ailleurs fut des plus simples : il prit une feuille de palmier toute fraîche, la plia sur elle-même, et en forma un anneau qu’il suspendit à une branche étendue sur le sentier que nous suivions... « 


Voici encore un de ces passages, vivement accentués, où le savant s’efface pour faire place à l’homme, et où le langage de ce dernier reste imprégné des émotions dont il cherche à fixer le souvenir. Le voyageur raconte son excursion sur la rivière des Tocantins, un des grands affluens que le fleuve des Amazones reçoit dans son