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gorge et à rejeter les poissons et les crustacés dont ils se sont nourris. Au moment où l’animal fatigué les laisse échapper, le stercoraire se précipite sur cette proie dégoûtante et la saisit avant qu’elle tombe à la mer. Plusieurs fois nous fûmes témoins de ces combats où la victime semble payer un tribut pour échapper aux poursuites d’un solliciteur importun. Cependant le vent fraîchissait et soulevait les vagues de l’Océan-Glacial; cette mer houleuse et tourmentée nous annonçait le voisinage de ce promontoire redouté des navigateurs qu’on appelle le Cap-Nord, et qu’on pourrait appeler aussi le cap des tempêtes. En effet, dans ces parages, jamais la mer n’est tranquille, même dans les temps les plus calmes, car les houles de toutes les tempêtes engendrées sur l’Atlantique, l’Océan-Glacial et la Mer-Blanche viennent expirer au pied de cette jetée, qui s’avance dans l’Océan entre les vastes continens de l’Amérique et de l’Asie septentrionale. Le vent contraire nous forçait à louvoyer, et longtemps nous eûmes sous les yeux le spectacle imposant et sévère de cette masse de rochers. Allongée comme une proue de navire, elle semble aller au-devant des flots impuissans de la mer, qui se brisent contre elle depuis l’origine des âges. Enfin nous courûmes une dernière bordée, et vînmes mouiller à l’est du Cap-Nord, dans une petite baie à laquelle sa forme a fait donner le nom de baie de la Corne, Hornvig.

Combien je fus agréablement surpris, en descendant à terre, de me trouver au milieu de la plus riche prairie subalpine qu’il soit possible de voir! L’herbe haute et touffue me venait aux genoux, et je rencontrais à l’extrémité de l’Europe les fleurs que j’avais admirées si souvent dans les Alpes de la Suisse; c’étaient elles, aussi vigoureuses, aussi brillantes et plus grandes que dans leurs montagnes[1]. Adroite se dressait la masse imposante du Cap-Nord, noire, escarpée, inaccessible. Devant nous, une pente raide, mais verdoyante, permettait d’atteindre au sommet en contournant la base de la montagne. Je recueillais avec ardeur toutes les plantes qui s’offraient à ma vue; il me semblait qu’elles avaient un intérêt particulier comme étant pour ainsi dire les plus robustes et les plus aventureuses d’entre leurs sœurs européennes[2]. Je me plaisais à retrouver parmi elles des végétaux des environs de Paris; ils me semblaient dépaysés comme moi sur ce noir rocher battu par les

  1. Je nomme ici les principales pour les amateurs de botanique : Trollius europœus, Bartsia alpina, Archangelica officinalis, Alchemilla alpina, Geranium sylvaticum. Viola biflora, Hieracium alpinum, Oxyria reniformis, Arabis alpina, Polygonum viviparum, Phleum alpinum, Poa alpina.
  2. Je citerai Cerastium arvense, Capsella bursa-pastoris, Veronica serpyllifolia, Taraxacum dens-leonis, Solidago virga-aurea, Rumex acetosa, Chœrophyllum sylvestre, Spirœa ulmaria, Parnassia palustris, Anthoxanthum odoratum.