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bons rapports avec ses ministres. Le peu d’attention que je donne au scandale et à la médisance me laisse en dehors de toutes tracasseries de femmes. J’ai eu assez d’occasions de montrer combien j’étais au-dessus d’une lâcheté ou d’une bassesse pour écarter l’importune familiarité des hommes. Enfin, sans que la vie du monde m’offre d’agrémens positifs, je n’ai pas à me plaindre, et je passe assez bien mon temps. »


Ce langage porte le cachet de ce que les Anglais appellent manliness, force et dignité viriles. Il témoigne en même temps d’une sorte de dédaigneuse insouciance; mais ce sentiment un peu égoïste, qui blesserait s’il s’agissait d’un homme prenant si facilement son parti de vivre en bons rapports, sur le sol natal, avec des gens qu’il mépriserait, sans un blâme pour le mal et sans un effort pour le bien, ce sentiment s’explique et ne choque plus quand on réfléchit à la position de M. Harris. Ce n’était pas par goût qu’il restait à Berlin, et dès lors sa tolérance ne peut passer pour de la complicité. Il servait son pays, et n’avait le choix ni de sa résidence ni de ses sociétés. D’ailleurs il est dans la vie lointaine du diplomate de précieux avantages qu’il partage avec le marin. De même que celui-ci emporte sur les mers les mœurs et les lois de sa patrie, et que ses devoirs et ses droits de citoyen le suivent à l’ombre du pavillon national, comme sur une colonie flottante, de même le diplomate, sur la terre étrangère, voit les murs de la maison qu’il habite se changer en une sorte de frontière derrière laquelle le protège l’autorité de son souverain, et ses foyers privilégiés lui gardent la patrie absente. De tous ceux qu’un navire de guerre a portés sous de lointains climats, de tous ceux que la carrière diplomatique a longtemps séparés du sol natal, il en est bien peu qui n’aient goûté la douceur de ces consolantes fictions, qui n’aient senti avec bonheur s’allonger sans se rompre jamais cette chaîne invisible dont le dernier anneau les rattachait à leur pays.

On a souvent reproché aux Anglais leur disposition à garder partout leurs habitudes et leurs usages, à camper pour ainsi dire au milieu d’une société étrangère, à y vivre sans s’y confondre. Cette disposition peut ne pas être aimable, elle est respectable dans son principe, elle est l’indice d’une nationalité vivace et d’un patriotisme ardent; mais là, comme en toute chose, l’excès est regrettable, et la fierté devient de l’orgueil, lorsqu’elle dicte à lord Malmesbury des paroles comme celles-ci : « J’ai passé près de trente-cinq ans sur le continent, et si cette longue résidence au dehors m’a séparé de mon pays natal, de ma famille, de mes amis, elle n’a pas diminué mon affection pour eux; loin de là, elle n’a pu que me donner de nouvelles et fortes raisons de les chérir davantage. J’affirme, par conviction et par expérience, en déclarant que c’est là une pierre de touche infaillible, que tout Anglais qui, après une longue ab-