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intellectuelle, la beauté des actes non marqués du caractère de moralité. Nous avouons très volontiers que l’idée d’un désordre léger n’épuise pas la notion du risible, et à cet égard nous nous exécutons de bonne grâce ; mais à notre tour nous prenons acte de cet aveu : « que le risible est quelque chose d’irrégulier et d’exceptionnel[1], » et nous ajoutons que, si le risible est si varié dans ses formes, c’est qu’il y a plusieurs sortes de règle ou d’ordre, et qu’une bonne classification des objets risibles a peut-être son meilleur point d’appui dans la distinction des diversités de l’ordre et de la règle.

C’est parce que le risible est toujours quelque chose d’irrégulier ou d’exceptionnel qu’on a été entraîné à le confondre avec ce qui est inattendu, avec ce qui produit tel ou tel contraste, avec le défaut d’harmonie, ou bien même avec l’absurdité. On ne trouvera en effet aucun objet risible qui ne présente, en même temps que la forme de l’irrégularité, l’un pour le moins des caractères que nous venons d’énumérer. Nous ne pensons pas avoir jamais ri d’un objet régulier, habituel, attendu, harmonieux par rapport à lui-même et par rapport au reste, et de plus parfaitement logique et raisonnable. Enfin il n’y a pas moyen de le contester : l’inattendu, ce qui fait contraste tout à coup, ce qui brise subitement l’harmonie existante, et ce qui dément inopinément la raison et la vérité, ce sont là autant de formes de l’exception et de l’irrégularité. Ainsi le risible est irrégulier, et l’irrégulier est un genre qui a ses espèces. Les écrivains qui ont prétendu réduire le genre à l’une de ces espèces se sont trompés ; mais, en reconnaissant et en distinguant tour à tour chacune des espèces du genre, ils ont rendu à la psychologie du risible et du rire un service qui aurait mérité d’être mieux apprécié par ceux qui profitent du résultat de leurs efforts.

C’était donc quelque chose d’avoir éclairé d’une lumière croissante la nature extérieure, ou, comme disent les Allemands, la nature objective du risible. Ce n’était pourtant que la moitié de la tâche à accomplir, car le risible doit son nom tout autant à l’effet qu’il produit sur nous qu’à ce qu’il est en lui-même. Le risible et le rieur sont deux termes d’un même rapport, et ce rapport ne saurait être suffisamment connu de quiconque ignore l’un des deux termes. Or ces deux termes sont connus, au moins confusément, de tout le monde, puisqu’il n’est ici-bas personne qui n’ait ri ou qui, en riant, n’ait eu conscience de son rire. Il en est résulté d’abord que, dès le principe, les théories du risible contenaient une certaine vue des élémens internes ou psychologiques du rire, et réciproquement que les analyses modernes du rire ont presque toutes retenu cette notion de l’irrégularité et du léger désordre qui est au fond des définitions

  1. Des Causes du Rire, p. 87.