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assez profonde ; elle se montre manifestement en progrès sur les théories antérieures.

Ceux qui, en philosophie, énumèrent les phénomènes partiels compris dans un phénomène total décrivent la vie de l’âme sans l’expliquer. Ceux qui disent comment chaque phénomène engendre le suivant, et qui donnent la raison de cette génération, expliquent en même temps qu’ils décrivent. Quelle que soit la prodigieuse rapidité avec laquelle le plaisir, dans le rire, succède à la conception du risible, le rire est une conception avant d’être un plaisir. Quand on a noté ces deux faits dans l’ordre où ils se produisent, on a brièvement décrit le rire ; on ne l’a pas expliqué. Reste alors, pour que la tâche soit achevée, à mettre en lumière le lien qui rattache l’acte intellectuel à l’émotion agréable. Une exacte théorie de la sensibilité résoudrait la difficulté, pourvu toutefois que cette théorie sût pénétrer jusqu’à la racine même de nos plaisirs. Or cette théorie existe ; et celui qui l’a fondée, c’est encore cet Aristote que l’on est sûr d’apercevoir devant soi dans toutes les voies de la recherche philosophique. Omise dans le Traité de l’Âme, l’analyse du plaisir et de la peine occupe dans la Morale à Nicomaque une place considérable, et l’essence des deux phénomènes y est déterminée en traits auxquels la science moderne n’a ajouté que peu de chose. La vie, y est-il dit, est une sorte d’acte, et chacun agit dans les choses et pour les choses qu’il aime le plus. Le plaisir complète les actes, et par suite il complète la vie que tous les êtres désirent conserver, et c’est là ce qui les justifie de chercher le plaisir, puisque pour chacun d’eux le plaisir complète la vie que tous ils aiment avec ardeur. Aristote a dit encore, de ce ton simple et mâle qu’il ne quitte presque jamais : « Peut-être même les actes de chacune de nos facultés devant se développer sans entraves, le bonheur doit-il être nécessairement l’acte de toutes nos facultés réunies, ou du moins l’acte de l’une d’entre elles, et cette activité est pour l’homme le plus désirable des biens, du moment que rien ne la gêne, ni ne l’arrête. Or voilà précisément le plaisir[1]. « Il y a de grandes clartés dans ces quelques lignes. Nous aimons à vivre ; vivre, c’est développer nos facultés sans gêne, sans entrave, par conséquent sans effort. Développer ainsi nos puissances librement, sans lutte, c’est le plaisir. Le plaisir a donc sa cause dans la vive conscience d’une existence active et facile. Parvenus à cette profondeur, nous avons touché la raison dernière du fait, et l’analyse n’aurait plus rien à nous apprendre. M. Hamilton a reprit cette admirable doctrine du plaisir : il l’a encore éclaircie et développée ; mais un autre, peut-être avant d’avoir lu Aristote, s’était rencontré avec lui sur ce

  1. Voyez la traduction de la Morale d’Aristote, par M. J. Barthélemy Saint-Hilaire.