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par mille issues toujours ouvertes dans l’enclos de la propriété privée et jusqu’au foyer domestique, voilà l’école que la sagesse tant vantée de nos aïeux a préparée pour former chez les générations naissantes l’indépendance des caractères. Joignez-y un complément d’éducation que le passé ne connaissait pas et que les temps modernes ont inventé, je veux dire une révolution périodique revenant à peu près tous les vingt ans en moyenne, qui change les maîtres sans relâcher aucun des liens du pouvoir, mais enlève à l’obéissance l’honneur de la fidélité et le prétexte du dévouement. En vérité, quand je songe à ce rouleau qui passe régulièrement sur toutes les têtes pour broyer tout ce qui résiste ou s’élève, bien loin de m’étonner qu’il y ait si peu d’hommes indépendans en France et de me montrer difficile sur le choix, je m’étonne qu’il en reste encore. Il y a, dit quelque part l’Écriture sainte, trois choses difficiles à rencontrer et une quatrième que je n’ai jamais aperçue : Tria sunt difficilia mihi et quartum penitus ignoro. Ces trois choses infiniment rares m’ont toujours paru pour la France être un homme qui n’a jamais demandé ou désiré un emploi public, — un homme qui connaisse assez bien tous les règlemens de sa profession pour ne pouvoir être pris en faute, s’il vient à déplaire à son maire ou à son préfet, — un homme enfin qui n’ait prêté qu’un seul serment à un seul pouvoir. Quant à la quatrième, tout à fait introuvable, c’est à mon sens un homme qui n’ait pour lui ni pour les siens, rien en aucun genre à craindre ou à espérer du gouvernement. Dans une société ainsi faite, tout acte d’indépendance est au fond un acte de désintéressement et de courage. Or le nombre des héros est toujours limité et ne forme en aucun pays la majorité du suffrage universel.

Que si quelques-uns ont réussi, au milieu de tant de séductions et d’écueils à conserver intacte la fermeté de leur âme, j’estime que ceux-là ont mieux à faire que de se chercher querelle les uns aux autres sur leurs faits passés ou leurs projets ultérieurs et de soumettre à l’épuration leur bataillon déjà si restreint. En fait de motifs d’exclusion d’ailleurs, j’en tiens d’excellens contre tout le monde au service de tout le monde. Je me charge, si on ouvre la porte aux récriminations, d’excommunier au nom de la liberté tous les libéraux. Si les démocrates par exemple refusent la communion libérale à ceux qui n’ont pas de tout temps juré foi et hommage au suffrage universel, ceux-ci ne seront pas embarrassés de répondre que la souveraineté du nombre, plus sujette qu’aucune autre à s’enivrer d’elle-même, a toujours, partout où elle a régné sans partage, dégénéré en tyrannie, et que les pires despotismes qui aient affligé la mémoire des hommes ont eu à leur origine une délégation populaire. Au nom de la raison émancipée, si on traite la foi d’esclavage,