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comme une tendre mère soignerait un enfant chéri, et le lendemain il faisait dévaster une province, réduisait par des taxes exorbitantes des populations entières à la misère, ou, ce qui peut paraître pis encore, hâtait la fin de son propre frère[1], en ne cessant de lui donner, dans sa dernière maladie, des marques de son mécontentement.

« Loin d’être sanguinaire, c’est tout au plus s’il laisse appliquer la peine capitale à d’autres qu’aux plus grands criminels, et cependant, dans la dernière guerre, il avait, par des ordres secrets, enjoint à plusieurs chirurgiens de son armée de laisser mourir ses soldats blessés plutôt que d’augmenter par des amputations le nombre et par conséquent la dépense de ses invalides. C’est ainsi que, ne perdant jamais de vue le but qu’il se propose, il foule aux pieds toutes considérations qui y sont étrangères; c’est ainsi que, se montrant souvent et étant réellement, comme homme, humain, bienveillant, capable d’amitié, il ne garde plus traces de ces qualités du moment qu’il agit comme roi, et porte partout sur ses pas la désolation, la ruine et la persécution. — Par une application, facile à concevoir, de ses doctrines erronées à l’administration intérieure de ses états, il n’a jamais su apprendre ni pu se persuader que l’accumulation de grosses sommes immobilisées dans son trésor était une cause d’appauvrissement pour son royaume, que la fortune publique s’accroît par la circulation du numéraire, que le commerce ne peut subsister sans réciprocité de profits, que les monopoles et les privilèges exclusifs tuent toute concurrence et partant toute industrie, et enfin que la vraie richesse d’un souverain consiste dans l’aisance et la prospérité de ses sujets. — Ces erreurs, quelque graves qu’elles soient, ont, il faut le reconnaître, plus augmenté la misère de son peuple qu’entravé les progrès de sa grandeur personnelle. S’il a échoué dans quelques détails, la résolution et l’adresse, employées à propos et toujours soutenues par de grands talens, ont assuré le succès de presque toutes ses entreprises importantes. Nous l’avons vu sortir par une paix avantageuse d’une guerre avec presque toutes les grandes puissances de l’Europe, et depuis exercer, sur ceux même qui devaient être ses ennemis les plus naturels, un tel ascendant qu’il les faisait concourir à l’accomplissement de ses ambitieux projets. L’immense accroissement de son revenu, la force colossale de son armée, la prépondérance merveilleuse qu’il a acquise en Europe, seront un jour un sujet d’étonnement. Il trouva à la mort de son père un revenu de 13 millions d’écus, un trésor de 16 millions sans dettes et une armée de cinquante mille hommes. Cela paraissait alors le plus prodigieux effort d’économie. Il a maintenant 21 millions d’écus de revenu, au moins le triple de cette somme dans ses coffres, et un effectif de près de deux cent mille hommes. Sans doute il doit à sa supériorité personnelle la majeure partie de ces résultats, mais je crois que nous pouvons en trou-

  1. Après la journée de Kolin en 1757, dans la guerre de sept ans, où Frédéric, battu pour la première fois, dut se mettre en retraite devant les Autrichiens commandés par le maréchal Daun, il divisa son armée en plusieurs corps dont l’un fut confié au prince de Prusse. Ce corps éprouva des pertes considérables, et le roi maltraita fort durement son frère, qui en fut affligé au point de tomber malade et de mourir après avoir langui quelque temps et sans avoir pu fléchir la colère royale.