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ver une autre cause dans le caractère et la condition de ses sujets. Ils sont en général pauvres, vains, ignorans et sans principes. Si sa noblesse avait été riche, il ne l’aurait jamais réduite à servir avec zèle et ardeur jusque dans les rangs subalternes. A de telles gens la vanité persuade que la grandeur de leur souverain est leur propre grandeur, et l’ignorance étouffe dans leurs cœurs toute idée de liberté et de résistance. L’absence de principes en fait les instrumens dociles de tous ordres donnés, justes ou injustes. Le roi de Prusse a su tirer parti de ces dispositions de ses sujets en les tenant à une effrayante distance de lui. Un mot, un sourire sont regardés comme une faveur, et le mérite réel, n’obtenant jamais sa récompense, en est venu à s’ignorer lui-même. La supériorité des dons que le roi a reçus de la nature, la prééminence qu’il affecte en toute chose, le font considérer comme une divinité, et quoique son sceptre de fer pèse lourdement sur tous, bien peu s’en affligent, et nul n’oserait en murmurer. Dans les momens mêmes où, mettant de côté la royauté, il se livre à toute espèce de débauches, il ne permet jamais aux compagnons ou aux complices de ses excès de prendre sur lui la moindre influence. Il en a récompensé quelques-uns, disgracié plusieurs; la plupart sont restés tels qu’il les a pris. — D’après tout ce que je viens de dire, il paraîtra peut-être moins étonnant qu’un tel souverain, régnant sur un tel peuple, ait élevé à un si haut degré de gloire un pays qui, par sa situation géographique, son climat, son sol, ne semblait destiné qu’à un rôle très secondaire parmi les puissances européennes. Il n’est pas difficile de prévoir qu’un changement de maître le fera grandement déchoir... »


Les lettres de M. Harris sur Frédéric II seront lues avec intérêt, même après tout ce qui a déjà été écrit sur ce personnage extraordinaire. Parmi les hommes auxquels l’histoire accorde le nom de grands, il en est peu qui offrent plus de petits côtés, plus de contrastes et plus de fâcheux aspects. Quoique M. Harris fasse ressortir avec fermeté les ombres de ce caractère singulier et les taches de cette vie si remplie, quoique la justice de ses jugemens soit parfois sévère, cependant son esprit est trop éclairé pour le conduire jusqu’au dénigrement vis-à-vis d’un prince que le malheur ne put jamais abattre ni la prospérité égarer, à qui la défaite n’arracha pas une faiblesse, que la victoire ne poussa jamais à une imprudence, et qui, grâce à ce don merveilleux, sut, au milieu de fortunes diverses, se faire toujours craindre en même temps qu’envier, qui prit la Prusse au second rang pour la laisser au premier, portant si haut sa grandeur et préparant si bien sa prospérité qu’après lui cette dernière seule put s’accroître.


CASIMIR PERIER.