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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/947

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jamais parvenue à atteindre l'intégrité morale. Si le gouvernement russe se sert de Polonais, il risque d'être enveloppé par la trahison ; s'il se sert de Russes, ses agens ne connaissent ni le pays, ni son esprit, ni ses mœurs, ni même souvent sa langue. Un instant, dit-on, il a fait venir à Varsovie des agens prussiens qui ont été encore plus impuissans. Les uns et les autres passent à travers une société où il suffit d'un signe, d'un geste, pour se comprendre, où tout sert de ralliement, la couleur des vêtemens, la forme de la coiffure, où il y a une sorte d'émulation spontanée à déjouer tous les efforts, à favoriser tout ce qu'on supposé émané du gouvernement clandestin, où l'on est arrive enfin à cette conviction, que tout faire pour le pays et se prêter à tout, ce n'est nullement conspirer. On ne conspire pas en Pologne, on fait partie de l’organisation nationale, même souvent sans connaître les organisateurs. Il en est résulté cet état merveilleusement caractérisé par un mot attribué au général de Berg peu après son arrivée à Varsovie : « Eh bien! lui aurait dit le grand-duc Constantin, avez-vous découvert quelque chose? — J'ai fait une découverte importante, répliqua de Berg, c'est que, hormis votre altesse impériale et moi, tout le monde ici fait partie du comité. » L'ouvrier qui imprime un journal, l'enfant qui le distribue, le passant qui le lit, le contribuable qui paie l'impôt, celui qui exécute un ordre comme celui qui le donne, tout le monde est de l'organisation nationale.

Et cette attitude de toute une population s'explique elle-même par une sorte d'exaltation naturelle qui est devenue l'essence d'une société que la compression a surexcitée sans la dompter. On finit par vivre dans le feu comme dans un élément assez normal. La perspective de la mort ou de la Sibérie n'est plus rien. Les femmes comme les hommes, plus encore que les hommes, ont le mépris du danger et de la vie, témoin cette mère héroïque, la comtesse Plater, venant d'assister à l'exécution de son fils, le jeune Léon Plater, et disant à ses filles en larmes : « Imitez-moi, mes enfans; je ne pleure pas, moi. Oh! si mon fils eut tremblé devant les balles moscovites, je pleurerais; mais je l'ai vu dans la prison, je l'ai vu sur la place du supplice ferme et confiant en Dieu. J'ai prié avec lui, je l'ai béni, je l'ai vu mourir en homme de cœur et en chrétien. Ne pleurons pas la victoire du martyr : imitons son courage et restons dignes de lui! »

Celui que vous avez vu hier encore est aujourd'hui à la citadelle, peut-être pendu; demain ce sera votre tour, et on continue. On s'est si bien accoutumé à cette atmosphère qu'on n'y songe plus. J'ai entendu un Polonais, venu en passant à Paris, dire tout simplement : « Il me semble extraordinaire de songer tous les soirs ici que