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de la rente annuelle n’a pas eu seulement pour conséquence directe de rendre inévitable la mauvaise agriculture dans les terres à bail, et pour conséquence indirecte de maintenir sans baux et avec de simples locations annuelles une grande partie des terres, ce qui est devenu encore plus funeste à l’agriculture; il est le sujet de perturbations, de violences et de crimes. Le fermier qui a payé un prix d’entrée en jouissance veut garder la ferme quand il n’en paie pas les loyers. Le paysan qui cultive sans bail n’admet pas que la parcelle de terre où il vit soit, comme on dit en Irlande, consolidée, c’est-à-dire réunie à une ferme plus considérable. Peut-être, en approfondissant, découvrirait-on là le secret de cette question mal définie qui agite étrangement les esprits, le tenant’s right, le droit au fermage comme en Ulster. A l’époque de la confiscation des terres dans cette province du nord, à l’époque dite des plantations, il y eut, ce semble, une sorte de compromis entre les nouveaux occupans et la population dépossédée, d’où vint cette coutume, que le fermier présenterait au propriétaire son successeur. Si l’on argumente au parlement sur les droits du fermier en cas d’une plus-value imaginaire donnée à la terre, en réalité il s’agit de donner au cultivateur le moyen de conserver, en cas de non-paiement, son fermage et le droit de présenter son successeur, en d’autres termes de lui attribuer la portion du prix du fermage qui se paie à l’entrée en jouissance. Cette question terrienne, comme on le voit, ressemble assez à la question de l’investiture des bénéfices, qui pendant trois siècles a troublé l’Europe; c’est une partie du droit de propriété cachée sous le droit de simple présentation à la jouissance du fermage.

On doit le dire aussi, la pression des lois pénales ayant longtemps retenu dans la pauvreté la grande masse de la population, et le poids de cette masse ayant empêché le reste de s’élever, les situations intermédiaires sont rares, et commencent seulement à se former. Il en est résulté que ce pays de riches et de pauvres a pris tout entier les mœurs de l’extrême richesse et de l’extrême pauvreté, qui sont assez semblables en ce qui touche la prévoyance. La statistique officielle du royaume d’Irlande en donne la preuve quand elle dit avec un naïf orgueil : « Toute personne qui a au-dessous d’elle des sous-locataires prend la position et l’état d’un gentleman[1]. » Aussi n’existe-t-il en Irlande aucune classe de yeomen respectables, c’est-à-dire aucune classe de laboureurs riches cultivant eux-mêmes leurs terres. Dans le commerce comme dans l’agriculture,

  1. Gentleman comme on sait, ne signifie pas gentilhomme; le vrai sens de gentleman serait ici : un monsieur en habit noir.