se développer et de grandir sans essayer même de se déguiser. Un instant, sous l’empereur Alexandre Ier, une autre politique sembla prévaloir : c’était une réaction contre l’esprit de conquête brutale. Alexandre Ier ne méconnaissait pas alors le caractère national des provinces polonaises échues à son empire par suite de ces partages qu’il jugeait sévèrement ; il songeait même, on s’en souvient, ne fût-ce que par fantaisie, à reconstituer la nationalité polonaise, et par une coïncidence naturelle, en même temps qu’il désarmait en quelque sorte l’ambition extérieure, il se proposait d’introduire des réformes libérales en Russie. Bientôt cependant la pensée de Pierre Ier renaissait sous un autre règne, et l’empereur Nicolas alla plus loin : il fit de cette politique une affaire de sentiment national, d’ambition nationale ; il réussit à intéresser son peuple à cette idée de domination. Une fois encore la guerre de Crimée vint faire reculer la politique d’envahissement et contraindre la Russie à se replier en elle-même, à se recueillir, à se replacer en face de sa propre situation intérieure. La pensée de violence et d’usurpation s’est réveillée en présence de l’insurrection polonaise, et alors ce qu’on avait vu sous l’empereur Nicolas a été dépassé. Aussi tous les hommes qui avaient servi aveuglément le dernier tsar, et qui avaient semblé un moment s’effacer sous le nouveau règne, ont-ils reparu sur la scène, de telle sorte que dans cette voie la Russie ne s’arrête par accident que pour aller bientôt plus loin. Après l’avoir subie, elle en vient à se faire gloire de cette fatalité qui l’oblige à ne point respecter d’abord les garanties qu’elle a reconnues, pour finir par avouer tout haut la pensée d’une conquête radicale et absolue par l’extermination et la spoliation. Et quand la Russie resterait souveraine maîtresse sur la Vistule jusqu’à la frontière de la Galicie, quand elle aurait réussi à tarir la dernière goutte du sang polonais, quand elle serait parvenue à tout supprimer en Pologne, langue, institutions, religion, mœurs domestiques, propriétaires, indépendance du foyer, le souvenir et l’espérance ; quand tout cela serait arrivé, l’Europe croirait-elle alors son repos bien assuré ? Elle n’aurait point dans tous les cas conquis cette paix durable à laquelle elle aspire. Il y a des esprits qui redoutent pour la liberté intérieure cette perspective d’une entreprise tendant à la libération d’un peuple. Ce qui est bien plus à redouter au contraire, c’est l’abandon d’une nation attachée aux principes modernes, au mouvement occidental, par tout le sang qu’elle verse, par ses traditions ; c’est le sacrifice du droit, de l’humanité, de la civilisation, devant l’inquiétante puissance qui travaille à se former sur des ruines ; c’est enfin la suite des combinaisons qui peuvent naître de cette situation nouvelle. Lorsqu’on a vu, il n’y a pas bien longtemps encore, en présence de la réunion des souverains allemands à Francfort, ces essais de rapprochement entre la France, la Russie et la Prusse, pense-t-on que ce fut un bien heureux présage pour la liberté intérieure des peuples ? Et si ces essais se renouvelaient, si on voulait tenter la France, qui ne se laisserait pas tenter sans
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