de la vie, perd de vue son point de départ et ne le reconnaît plus dans les résultats de son travail. Il pourrait presque dire en face de sa propre œuvre ce que disait l’architecte sir Christophe Wren en face de je ne sais quelle église gothique d’Angleterre : « Je vous en bâtirai une semblable, si vous pouvez me découvrir où la première pierre a été posée, » Où la première pierre a-t-elle été posée ? Il l’ignore ; ce qui est certain, c’est qu’un merveilleux édifice s’est élevé de terre avec son chœur mystérieux, son jubé, ses vitraux peints ; et sa rosace en pierre brodée. D’où qu’il soit sorti, l’édifice est là, devant nos yeux, attestant son existence par l’admiration qu’il nous inspire, et par la curiosité même qui nous pousse à chercher sur quels fondemens il repose.
Il semble à beaucoup de gens, surtout en France, que l’artiste et l’écrivain doivent être aussi pleinement maîtres de leur pensée qu’un habile cavalier est maître de son cheval, qu’ils peuvent la mener à leur gré et lui faire exécuter toutes les voltiges qu’ils veulent, que les plus grandes œuvres d’art sont celles où l’artiste est resté jusqu’à la fin fidèle à son point de départ, où sa pensée s’est développée avec la rigueur d’un syllogisme et où l’on retrouve ses prémisses dans ses conclusions. Cette opinion cependant a le grand tort d’assimiler les œuvres de l’art aux œuvres de la dialectique et de la logique. Un traité de morale, un sermon, un discours politique peuvent et doivent présenter cet enchaînement artificiel de pensées ; mais la nature ne connaîtras ces liens rigoureux et étroits, et l’art est fils de la nature. L’opinion vraie en telle matière est donc l’opinion contraire à celle qui domine encore aujourd’hui. Le véritable artiste est presque toujours involontairement infidèle à sa pensée première ; il fait autre chose que ce qu’il voulait faire, ou il fait autrement qu’il ne voulait faire. Sa conception, d’abord précise et limitée comme une figure géométrique, brise bientôt, ces lignes rigides et prend un caractère indéfini et indéterminé. Elle entraîne le poète et l’artiste là où il n’avait jamais compté aller, elle se montre à lui sous un visage nouveau, elle lui révèle, à sa grande surprise, qu’il ne savait pas qui elle était et ce qu’elle pouvait donner lorsqu’il l’a adoptée. Peu à peu elle s’est transformée ; elle est la même, et pourtant elle est autre. Il est vraiment curieux de voir commenta l’origine les plus grandes conceptions de l’art sont voisines du lieu commun le plus banal : elles en sont si voisines qu’elles ne dépassent pas la portée de l’intelligence la plus vulgaire, et que le premier venu pourrait les comprendre sous cette première forme ; mais, lorsqu’une fois elles sont complètement traduites par l’art, l’intelligence la plus profonde ne suffirait pas pour en épuiser les significations multiples. Si l’on regardait bien, on verrait que l’ambition de l’homme de génie