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elle lui présente non pas la nature vraie, mais une nature de seconde main, celle qui a été déjà transformée par les artistes antérieurs. Elle lui donne des modèles à imiter, plutôt que des matériaux à mettre en œuvre.

L’idéal ! voilà le mot dont peut-être les hommes ont le plus usé depuis un demi-siècle, sans chercher à se rendre compte de ce qu’ils entendent par là. Ils approuvent ou condamnent les œuvres littéraires de la manière la plus arbitraire en vertu de ce mot, dont ils seraient souvent fort embarrassés de donner une définition. Il est vraiment curieux de remarquer combien il est facile à un artiste ou à un poète de créer une illusion qui leur arrache cette louange et de leur faire déclarer idéale une œuvre qui est prise dans la réalité la plus concrète. Le choix habile du sujet y suffit, ou encore la perfection du travail. Qu’une figure prise dans la nature soit menée à perfection, les amateurs et les dilettanti la déclareront idéale ; qu’un artiste ou un poète choisisse un sujet consacré par la religion et la tradition et le ramène habilement aux conditions de la réalité, l’œuvre protégée par l’étiquette de ce sujet même échappera au reproche de vulgarité. Personne n’a mieux connu que Goethe cette magie par laquelle on crée l’illusion de l’idéal ; il a passé toute sa vie à transporter dans le royaume du grand art les réalités les plus humbles. Lui qui avait eu la puissance de se faire proclamer le maître classique par excellence et devant lequel les pédans les plus revêches avaient dû se prosterner comme devant un dieu antique ressuscité, il a dû sourire bien des fois des fausses opinions par lesquelles les hommes sont gouvernés, il a dû bien des fois être tenté de leur dire : Ce que je vous fais applaudir, c’est cela même que vos préjugés d’école vous font considérer comme indigne de l’art ; ces personnages qui arrachent votre admiration et vos larmes, c’est votre fille et votre frère, votre voisine et votre ami.

Goethe accepte donc la réalité, non-seulement comme la matière indispensable à l’artiste pour que son œuvre ait un corps, mais comme le germe et le principe de toute beauté, de toute noblesse et de toute vertu. Pour lui, l’idéal est non pas le contraire, mais l’épanouissement de la réalité : il sort de la réalité comme la fleur sort de la plante, pour la couronner, ou comme le gazon sort de la terre, pour jeter un manteau vert sur sa nudité. L’idéal tel que Goethe le comprend n’est pas autre chose que le résultat des forces de la nature et de l’esprit sur la matière et sur l’âme de l’homme. Une chose est poétique lorsqu’elle est arrivée à son entier développement sous l’action de ces forces toutes-puissantes. Il n’y a de personnages vulgaires que ceux que la vie n’agite pas ou n’a pas encore touchés, car les grandes forces morales du monde possèdent le même privilège que le fatum antique, celui d’ennoblir ceux qu’elles prennent