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pour victimes ou pour interprètes. Il ne vous appartient pas de déclarer que tel personnage est vulgaire, si la passion, la douleur et la tendresse qui l’ont visité déclarent le contraire. Prenons un exemple. Parmi les personnages de Goethe, il n’en est pas de plus familier à l’imagination de la foule que le personnage de Marguerite. C’est l’héroïne favorite de tout lecteur de Faust, le type de prédilection, l’enfant gâté des plus sévères amans de l’idéal. Certes ce n’est pas à elle qu’on ménage les épithètes flatteuses et poétiques. Regardez bien cependant au fond de son histoire : qu’est-ce autre chose qu’une histoire d’occurrence journalière, et si vulgaire qu’on ne sait comment la raconter sans brutalité ? Une pauvre fille du peuple séduite et abandonnée met au monde un enfant, le tue pour cacher son déshonneur, et se voit condamnée à mort pour son crime. Voilà qui est aussi peu idéal que possible ; mais cette réalité fangeuse e£ sanglante s’épanouit sous l’action des forces morales qui ont pris Marguerite pour victime. Comment cette histoire serait-elle vulgaire lorsque nous voyons le démon peser de tout son poids sur cette pauvre âme que cherchent à lui arracher la piété et l’amour ? La réalité n’est donc anti-poétique que pour celui qui ne sait pas qu’elle contient toujours, soit latente, soit active, une force morale divine ou diabolique ; mais celui qui connaît ce secret n’a plus envie de se détourner de cette source féconde pour suivre les pauvres chimères sans corps enfantées laborieusement par son imagination.

Tous les personnages les plus vrais, les plus sympathiques, les mieux réussis en un mot des œuvres de Goethe sont pris dans la réalité la plus modeste et quelquefois la plus basse. Elargissant à l’infini le sens du fameux vers d’André Chénier :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques,


Goethe fait des types classiques avec des bourgeois et des gens du peuple. Que sont donc ce Werther et cette Charlotte si célèbres qui ont ému tous les cœurs et conquis leur place à côté des plus illustres amans de l’ancienne littérature chevaleresque ? Deux jeunes bourgeois à qui Goethe a donné pour l’éternité le pouvoir de représenter les passions et les égaremens d’une certaine période de la jeunesse, ainsi qu’il le faisait remarquer lui-même avec une juste estime pour son œuvre. Qu’est-ce au fond que leur histoire, sinon l’histoire très ordinaire d’une jeune bourgeoise qui se désole d’être obligée d’être vertueuse et d’un jeune bourgeois qui se désespère de ne pouvoir être coupable ? Mais tant qu’il y aura des cœurs de vingt-cinq ans assez engagés déjà dans la vie pour sentir avec impatience les entraves du devoir et encore assez près de l’adolescence pour regimber sous l’aiguillon de l’indiscipline, leur histoire restera vraie,