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Il semble que les hommes aient dû toujours accepter l’expérience comme principe de la sagesse, et cependant il n’en est rien. Notre éducation exclut l’expérience, en ce sens qu’elle est essentiellement préventive et qu’elle nie a priori que l’exercice de la liberté individuelle puisse jamais être bienfaisant. Elle considère toute erreur comme mortelle, toute méprise comme irrémédiable. Elle n’avoue pas explicitement, mais elle admet tacitement que l’expérience pervertit l’homme au lieu de le corriger. Elle établit donc a priori des catégories de choses défendues et de choses permises ; elle dresse un tracé géométrique de la vie et s’efforce de diriger mécaniquement la volonté de l’individu dans cette voie déterminée d’avance. Une pareille éducation réalise trop souvent la fable du Fils de Roii et de l’Horoscope. L’individu ainsi élevé n’évite l’erreur que par ignorance ; mais plus son ignorance est grande et plus sa chute sera profonde, s’il lui arrive de tomber dans cette erreur qu’on lui a soigneusement, cachée. C’est donc une idée beaucoup plus nouvelle et beaucoup plus hardie qu’on ne pense que de présenter l’expérience comme le principe de la sagesse, car cette idée contient en elle cette proposition que beaucoup jugeront téméraire : l’homme n’est instruit que par ses erreurs et ses fautes ; l’erreur est donc par conséquent le vrai commencement de la sagesse. Selon Goethe, l’individu n’est jamais corrigé que par lui-même, et ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de le laisser se débattre avec la vie en suivant de l’œil ses mouvemens. C’est là ce qu’il appelle l’affranchissement de l’individu par la nature. « Le devoir de celui qui instruit les hommes, dit-il dans une de ses belles sentences qui ont la gravité solennelle des sentences antiques, n’est pas de les préserver de l’erreur, mais de guider celui qui s’égare ; lui laisser vider la coupe de l’erreur, c’est la sagesse du maître. Celui qui ne fait que goûter à l’erreur la garde longtemps avec lui, il la regarde comme un rare trésor ; mais celui qui a une fois épuisé la coupe connaît l’erreur, s’il n’est pas un insensé. » Ainsi l’homme doit faire par lui-même l’apprentissage de la vie, comme l’ouvrier fait l’apprentissage de son métier. Quelqu’un pourrait-il se mettre à la place de l’apprenti sous prétexte que celui-ci est gauche et maladroit, et qu’avant de devenir habile dans son métier il lui faudra gâter un certain nombre de pièces ? Cependant une très forte objection se présente : qui garantira la santé morale de l’individu contre les conséquences si souvent funestes de l’erreur ? On peut être désabusé sur le compte de l’erreur, et cependant en rester empoisonné. Quel contre-poison donnerez-vous à l’individu avant de le lancer dans l’apprentissage de la vie ? Le seul contre-poison, répond Goethe, que la nature ne donne pas, c’est-à-dire le respect. « La nature a donné à chacun tout ce qui lui est nécessaire