Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/227

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ces fléaux, l’héritier présomptif n’avait vu qu’une occasion de spéculer sur les grains, et quant au second, la citadelle étant restée en dehors de ses atteintes, il ne s’en inquiétait pas autrement. Sa surprise fut grande lorsque le médecin anglais lui soumit le projet d’un dispensaire où les malades pourraient venir le consulter. « Y songez-vous? lui disait-il naïvement. A quoi bon vous donner toute cette peine?... Personne ne vous en saura le moindre gré... » De guerre lasse, il accorda pourtant l’usage d’un vieux séraï tombant en ruine; mais, sous prétexte de veiller à la sûreté du médecin, les hommes de garde perdaient rarement une occasion de molester et de piller les patiens qui venaient lui demander des avis, des remèdes et parfois des aumônes.

Maintenant, en abrégeant un peu les récits de M. Bellew, nous allons tâcher de réunir quelques-uns des traits caractéristiques de la vie afghane dans l’ordre même où ils nous sont donnés, c’est-à-dire au jour le jour.


« ... Le prince nous traite avec moins d’égards, et ses courtisans se hâtent de l’imiter. Ceci tient à nos remontrances sur le prix exagéré du fourrage fourni à nos chevaux. On le porte au double de sa valeur marchande. Informé de nos plaintes, le prince a ratifié les exigences de son nazir. On paiera donc, mais l’émir trouvera déduite de son allocation mensuelle la somme ainsi extorquée, et le nazir ne nous fournira plus de fourrage.

« ... Le prince nous envoie une bouteille d’un prétendu « baume de Gilead » qu’il nous prie d’examiner. On le lui a offert comme remède souverain contre les rhumatismes. Le cachet de la bouteille porte ces mots : « champagne-cognac. » Après vérification, nous rendons à ce baume son véritable nom : c’est de l’eau-de-vie. Il fallait voir l’étonnement que ce mot décisif a produit chez l’innocent sardar, et le remords qu’il affichait d’avoir touché le vase rempli de la liqueur proscrite, et sa crainte de voir l’atmosphère ambiante contaminée par les effluves alcooliques du terrible flacon. Il nous propose de le garder, si toutefois nous pouvons en tirer parti. L’offre est acceptée avec empressement, car il ne nous reste plus que deux bouteilles d’eau-de-vie et deux de port-wine, strictement conservées pour ceux de nous qui tomberaient malades.

«... J’ai dû renoncer à distribuer quelque argent aux pauvres malades qui hantent mon dispensaire; les soldats afghans préposés à la garde des portes se le faisaient remettre à force de mauvais traitemens. L’héritier présomptif ne réprime jamais ce genre d’excès; il a pour politique, tout au contraire, de mettre en lutte l’élément militaire et l’élément civil.

« ... J’argumente deux heures durant avec le principal médecin du prince. M’accablant de citations empruntées à Bokrat, Jalinus, Aristus, Abu-Ali-Sina (Hippocrate, Galien, Aristote, Avicenne), il m’a soutenu que les vibrations de la voix étaient produites par les pulsations du cœur, et que tous les vaisseaux sanguins se centralisaient au nombril ! Se fondant sur l’histoire de la création d’Eve, telle que le Koran la rapporte, il veut aussi que du côté gauche l’homme n’ait pas plus de onze côtes. Je lui propose de vérifier