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la chose par ses propres yeux. Il s’effarouche et m’appelle blasphémateur. Il est, lui, un hypocrite très pompeux, très sévère en paroles, mais dont le teint fleuri atteste les propensions gastronomiques, et qui est loin de s’interdire les joies du harem. Il avait reçu de Bombay, m’a-t-il dit, un assortiment de médicamens anglais qu’il comptait soumettre à mon examen, afin d’être éclairé sur l’appropriation et les doses de chaque électuaire, n’en ayant obtenu jusqu’alors que des résultats peu satisfaisais. J’ai reçu effectivement le lendemain deux paniers remplis de fioles. Sur l’une on lisait essence de mille fleurs, sur l’autre eau de Cologne, et le reste à l’avenant, une boutique de parfumerie; de temps en temps un flacon de sauce ou d’huile de menthe, un pot de pommade pour les cheveux ou de crème pour la peau; tout à travers ces inoffensives compositions, une fiole sans étiquette qui se trouvait contenir de l’acide sulfurique concentré. L’honnête hakim s’en était déjà servi pour guérir une ophthalmie, et son malade, comme de juste, y avait perdu les deux yeux.

« ...On a lapidé ce matin, hors des portes de la ville, avec l’assentiment de l’héritier présomptif, un pauvre diable accusé de blasphème. Le bruit se répand qu’il était fou. Un de nos cipayes prétend qu’un temple s’élèvera quelque jour sur l’endroit où cet innocent a été mis à mort; ses camarades le reprennent aigrement pour ce propos, qui leur paraît téméraire.

« ... Le sardar me fait mander par son général en chef Faramurz-Khan. Son altesse est étendue sur un lit au milieu de la grande salle d’audience. Les courtisans l’accablent de condoléances, les hakims discutent à tue-tête, les serviteurs du palais sanglotent comme c’est leur devoir, si bien que dans tout ce bruit les gémissemens du prince se perdent absolument. Il me saisit la main dès qu’il m’aperçoit. — Soulagez-moi, dit-il, ou je meurs!... — Il a tout simplement une attaque de goutte au gros orteil du pied droit. J’ordonne des sangsues. Les hakims se récrient. L’un d’eux, s’élançant vers la fenêtre, déclare que l’équilibre de l’air est troublé. La conjonction des étoiles d’ailleurs n’est point favorable au remède que je propose. Un second invite le sardar à boire encore un sorbet au musc. Son altesse, qui s’en est gorgée depuis le matin, envoie fort loin ce conseiller inopportun. — Est-ce une maladie froide ou une maladie chaude? me demande gravement un troisième docteur. Je lui réponds que très décidément la maladie est chaude, et qu’elle exige un prompt traitement. Aussitôt il tire de sa poche un gros manuscrit et se met à me donner la liste de tous les remèdes applicables en pareil cas. Les autres hakims le contemplent, ébahis et un peu jaloux. Le sardar continue à pousser de temps en temps un cri sourd auquel répondent mille prières éjaculatoires, des hélas, des lahoul sans fin. Je m’approche alors et lui demande en anglais de faire faire silence. Il donne l’ordre de se taire, mais personne n’a garde d’obéir. Les tufans, les kiamats, et autres exclamations du même ordre retentissent de plus belle. En dépit de tout, je persiste. Les sangsues sont appliquées et suivies de fomentations chaudes. Le sardar soulagé soupire de joie : Tafawat i zamin wa alman! (c’est la différence entre le ciel et la terre!), s’écrie-t-il avec un ravissement ému; puis il se met sur son séant et demande son chilam (sa pipe) et une tasse de thé, le tout destiné à me refaire de mes fatigues. Entre deux bouffées de tabac et deux gorgées de thé, j’écoute les