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bien que les simples particuliers, le droit de choisir les artistes aux mains desquels il se confiait. Même quand il n’aurait pas été exempt d’une jalousie un peu tyrannique, combien ce souci de sa propre mémoire est plus naturel que l’orgueil de nos souverains français, qui impriment les initiales de leur nom, comme un cachet de propriété, sur toutes les pierres des monumens payés avec le trésor de tous ! Et nous nous estimons heureux quand ils n’y ajoutent pas les initiales de leurs maîtresses !

Apelle fut donc pour Alexandre ce que Velasquez fut pour Philippe IV et la cour d’Espagne. « Il faut renoncer à compter, dit Pline le Naturaliste, combien de fois il a peint Philippe et surtout Alexandre. » Alexandre enfant, adolescent, homme et même dieu, c’est-à-dire tenant la foudre de son père Jupiter, Alexandre à cheval ou sur un char, couronné par la Victoire ou assisté par les Dioscures, sur son trône ou sur un champ de bataille, les compagnons d’Alexandre, ses chevaux, ses maîtresses, tantôt Clitus et Antigone, tantôt la belle Pankasté et le fougueux Bucéphale, tels furent, pendant nombre d’années, les sujets qui occupèrent son pinceau. Quel contraste avec les pages grandioses et vraiment nationales que Polygnote traçait sur le Pœcile et que Phidias sculptait sur le Parthénon ! Mais on n’était plus au temps de Cimon et de Périclès; l’ère de la liberté finissait pour les artistes comme pour les citoyens, et avec la liberté mourait la grandeur. Apelle du moins acquérait des richesses considérables, et s’il se résignait à la vie de courtisan, il ne sacrifiait ni toute sa fierté ni une certaine indépendance de langage nécessaire à l’homme qui respecte sa gloire. L’esprit et cette ironie familière que les Grecs maniaient avec tant de grâce faisaient tout passer. Une anecdote en est la preuve. On raconte qu’Alexandre était souvent dans son atelier. Tout en posant pour un de ses portraits, il discutait sur la peinture, et montrait qu’il s’y entendait beaucoup moins qu’au métier de roi. « Prends garde, lui dit un jour Apelle, ne vois-tu pas que tu fais sourire même les esclaves qui broient mes couleurs. » C’est presque Voltaire chez Frédéric le Grand. Il est probable qu’Alexandre recevait cette leçon avant son départ pour l’Asie; je doute qu’il l’eût supportée après le meurtre de Clitus et l’incendie de Persépolis. Il n’en caressait pas moins Apelle, parce que son talent devait contribuer à séduire la postérité. Il lui fit même un sacrifice propre à échauffer l’éloquence de ses biographes. Quand il voulut connaître le faste et les voluptés d’une cour asiatique, Alexandre s’entoura d’esclaves choisies et eut un véritable harem. Parmi ses favorites, la plus belle, la plus chère, était Pankasté, qu’Apelle fut chargé de peindre dans sa nudité éclatante. Le peintre devint éperdument épris de son modèle. Alexandre