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plus que la ville des grands souvenirs. L’histoire ne dit point que les Athéniens l’aient reçu avec une faveur particulière, ni qu’ils aient souhaité quelque tableau de sa main ; on peut supposer qu’ils accueillirent froidement le favori des princes macédoniens. La tribune muette, Démosthène exilé, la terreur dans tous les cœurs, avaient montré ce que valait l’admiration d’Alexandre pour Athènes; les démonstrations flatteuses de ses successeurs cachaient une oppression plus cruelle encore. Nous savons seulement qu’Apelle assista aux fêtes d’Eleusis, où il se fit initier aux mystères, comme tous les esprits éclairés du paganisme. Ce fut au retour de la pompe sacrée, sur cette plage mollement arrondie qui forme la baie d’Eleusis et sur laquelle le flot paresseux expire sans qu’on entende son murmure, en face des montagnes de Salamine et de Mégare, dont les contours bleuâtres paraissent aussi transparens que le ciel, au milieu de toutes les splendeurs et de tous les sourires de la nature, que l’on vit tout à coup sortir de l’onde la courtisane Phryné, nue comme Vénus, belle comme une statue; puis, posée sur le sable, les pieds baignés par l’écume de la mer, elle se mit à tordre dans ses mains sa chevelure humide. Apelle fut tellement frappé de ce spectacle qu’il rentra chez lui pour en fixer le souvenir, et peignit la Vénus Anadyomène, c’est-à-dire son œuvre la plus accomplie. Tout le monde comprendra cette impression saisissante du beau sur une intelligence d’élite; mais les rôles étaient changés : ce n’était plus l’artiste qui concevait le tableau et qui le composait, c’était la courtisane.

Apelle visita aussi l’île de Rhodes, voyage particulièrement mémorable, parce qu’il y montre une générosité et une noblesse de sentimens qui le font aimer. Il y avait à Rhodes un peintre d’un grand talent nommé Protogène. Ce peintre, modeste, encore obscur, méconnu de ses concitoyens, était réduit à peindre des carènes de vaisseaux afin de gagner sa vie, et jusqu’à cinquante ans il fit ce métier; mais, dès qu’il avait gagné quelques oboles et acheté sa provision de lupins, il s’enfermait, et peignait les œuvres les plus consciencieuses, les plus délicates, les plus finies. Tel était, par exemple, son chasseur Ialysus, qu’il mit sept ans à terminer. Protogène était un esprit difficile, toujours mécontent de ce qu’il produisait, capable d’un travail opiniâtre et rigoureux. Il était le contraire d’Apelle : l’un était sombre et concentré, l’autre radieux et expansif; l’un abandonné et misérable, l’autre heureux et riche. A toutes les époques, la fortune se plaît à opposer ainsi les destinées. Apelle du moins, qui avait vu un tableau de Protogène, sut deviner un rival, venir à son secours, le signaler à l’attention de ses contemporains, lui assurer aussitôt la célébrité et la richesse. Les Rhodiens accueillirent