Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/343

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jamais consolé de sa perte. A défaut de ces titres de famille, l’originalité de son talent et l’indépendance de sa vie auraient suffi.

Depuis son discours de réception à l’Académie française, M. le duc de Broglie n’a rien publié; mais tout le monde a appris, par l’éclat d’un procès inattendu, qu’il remplissait ses oisivetés, comme Vauban, en écrivant des Vues sur le gouvernement français. Nous ignorons ce que renferme ce manuscrit, condamné par la police à rester secret; il sera sans nul doute publié un jour, et on aura alors le dernier mot de cette longue expérience. A défaut de nous-mêmes, nos successeurs en profiteront.

Nous avons indiqué quelques lacunes dans la trop courte publication qui vient de nous occuper; nous ne les avons pas indiquées toutes, et la biographie complète de M. le duc de Broglie reste à faire. Cet aperçu donnera du moins, nous l’espérons, aux générations nouvelles une idée de la noble figure qui ne se montre qu’à demi à leurs regards. Ce qui la distingue, c’est le travail, le travail continu, persévérant, infatigable, quand il était si facile à l’héritier de ce nom illustre de s’endormir dans un loisir opulent. On travaille peu aujourd’hui, on aime peu la peine et le sacrifice; qu’on apprenne par là à en rougir. M. le duc de Broglie a tout lu, tout médité : littérature, philosophie, histoire, droit public, économie politique, théologie même. Les principales langues de l’Europe n’ont pour lui aucun secret, et il peut suivre, il suit à la fois dans le monde entier le mouvement des idées et des faits. À ces longues et patientes études, il a joint une vie politique pleine d’efforts et de périls; il est resté quarante ans sur la brèche.

On ne peut voir en lui un écrivain et un orateur de profession, quoiqu’il ait à l’occasion aussi bien parlé et aussi bien écrit qu’aucun autre. Il n’a jamais abordé la tribune que sous une nécessité pressante; mais quand une fois il y était monté, il épuisait le sujet. Il n’y apportait aucun étalage oratoire, aucune prétention, aucune recherche : la discussion simple et nue, mais rigoureuse, l’enchaînement des preuves, la clarté de l’exposition, la véhémence de la dialectique, et cette force irrésistible que donne l’accent de la conviction. On sent à chaque mot la haine du mensonge et le dédain de l’habileté. Pour le caractère, c’est un républicain, un grand républicain, dans le véritable et bon sens du mot. Ce n’est pas un démocrate, à coup sûr, mais c’est encore moins un aristocrate malgré sa naissance. Nul n’a moins que lui les préjugés de l’aristocratie. Il y a une région supérieure à cet éternel débat entre l’aristocratie et la démocratie, c’est là qu’il a toujours aimé à se placer. Il a soutenu la liberté civile, politique, religieuse, économique, la justice sous toutes ses formes, le droit, pour tous. Il s’est attaché par raison à deux monarchies, mais en y portant une inflexible austérité