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de mœurs, de goûts et d’idées. « Le roi Louis-Philippe, dit M. Guizot, avait pour le duc de Broglie plus d’estime et de confiance que d’attrait. » C’est qu’en effet personne n’a été moins courtisan, et les rois, même les plus sages, ont toujours un faible pour ceux qui leur cèdent. Modeste et fier, il n’a pas recherché les honneurs, il ne les a pas dédaignés, il n’y songeait pas, et, ce qui est plus rare encore, il n’a pas plus brigué la popularité et la renommée que le pouvoir. Dans la grande époque de la république de Hollande, il eût été un de Witt ou un Barnevelt; en Angleterre, il serait le chef vénéré du grand parti whig. Quand la république est venue, elle l’a trouvé tout prêt : c’est la France elle-même qui n’était pas prête, et, parmi les républicains de la veille, combien peu méritaient ce titre autant que lui!

Dans le cours de sa vie publique, les événemens ont tourné trois fois contre ses vœux; il a vu trois révolutions qu’il aurait voulu prévenir : 1830, 1848 et 1851. S’il n’a pas eu pour récompense de ses services l’échafaud de son père, il a eu à subir les amertumes de la défaite et il a fini par la prison. Il devait s’attendre à pis encore par le terrible exemple qu’il avait sous les yeux, et il n’a pas hésité. Tel est le tranquille courage que donne l’amour de la patrie et de la liberté. Cette cause immortelle compte bien des martyrs, et rien ne lasse ses défenseurs.

Pour qui ne juge que sur l’apparence, M. le duc de Broglie a succombé dans les causes qu’il a servies, les flots se sont éloignés de lui sans retour. D’où vient cependant le respect sans égal qui s’attache à son nom? Il n’a voulu prendre aucune part au dernier mouvement électoral; il n’a pas dit un mot, il n’a pas fait un pas, mais il a ouvert un jour sa maison à ceux qui se réunissaient pour en parler, et ce simple fait a suffi pour exciter un frémissement dans le pays. C’est que, même en France, une pareille vie ne s’oublie pas. Si ce nom représente des institutions tombées, il représente aussi des idées qui ne peuvent pas mourir. Le temps a détruit quelques-unes de ses œuvres, il en est encore plus qui survivent. Regardons autour de nous : à l’extérieur, la Belgique affranchie, l’Espagne délivrée, la Grèce indépendante, la sainte alliance dissoute, sans commotion et sans grande guerre; à l’intérieur, la loi de 1819 sur la liberté de la presse, tant d’autres lois rendues sur les questions les plus vitales, le code pénal réformé, la traite réprimée, l’esclavage aboli, et, pour tout dire en un mot, les résultats de tout genre acquis par dix-huit ans de gouvernement libre. Plus encore que les actes, il restera de lui ce qui reste de ces Russell et de ces Hampden dont il a lui-même évoqué la mémoire, — le souvenir et l’exemple d’un grand citoyen.


LÉONCE DE LAVERGNE.