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— Oui, je le crois. Deux motifs puissans pouvaient le condamner au silence. D’abord le besoin extrême que vieux, infirme, pauvre et abandonné, il avait des soins et de la compagnie de cette femme enfin rivée à son existence après tant de petites lâchetés commises pour le délaisser ou le dominer entièrement...

— Permettez-moi de vous interrompre pour vous dire que ce motif du silence de Jean-Jacques serait une plus grande lâcheté que toutes celles de Thérèse. Les motifs qu’il donne à son crime sont infâmes dans la bouche d’un homme qui proclame l’amour et le culte de la vertu. Quoi! les mauvais conseils et les mauvais propos d’une table d’hôte? l’impunité du libertinage? l’exemple des méchans esprits qu’il avait le tort de fréquenter? Pouvez-vous accepter de pareilles excuses? Et tous ces raisonnemens tirés de l’égoïsme ou de la couardise morale, de la crainte de manquer de pain pour nourrir ses enfans, ou de caractère pour les diriger, pensez-vous qu’il y ait là de quoi autoriser l’horrible exemple qu’il ne craint pas de donner à tous les hommes qui manquent de fortune ou d’énergie? Il y aurait alors quelque chose de plus simple à faire, ce serait de tuer, comme font les Chinois, tous les enfans contrefaits ou qu’on n’a pas le moyen de nourrir, sous prétexte que la vie du pauvre et de l’infirme est malheureuse, et que la mort est un grand bien pour ceux qui entrent dans la vie sans vigueur, sans protection et sans patrimoine.

— A votre tour, monsieur, vous plaidez avec chaleur, et moi je ne fais pas de réserves en vous donnant raison. Si Rousseau n’a pas cru être le père des enfans de Thérèse, il a été presque aussi coupable de ne pas le dire qu’il l’eût été en les abandonnant sans cette excuse. Il devait à sa réputation, qui intéresse au plus haut point la cause de la philosophie et par conséquent celle du genre humain, de se disculper complètement, dût Thérèse l’abandonner mourant à toutes les horreurs de la solitude. Nous arrivons donc, par un chemin imprévu, à nous entendre, vous et moi, sur le devoir qui était imposé à Rousseau de plaider sa cause à tout prix ; car vous semblez reconnaître qu’un si grand talent et une gloire si haute ne devaient pas se laisser flétrir, et nous voici d’accord sur la légitimité, l’autorité et même l’utilité de ses Confessions.

— J’ai raisonné à votre point de vue; mais que devient, je vous prie, l’autorité des Confessions, si le plus grand crime reproché à votre philosophe s’y trouve faussement avoué par lui?

— Je vous répondrai que la justice civile et religieuse de vos pères arrachait beaucoup de faux aveux par la torture, et que la vie de Rousseau fut une torture morale sans exemple; mais je répondrai encore mieux en invoquant un autre motif de son silence, et ce second motif, vous ne m’avez pas encore permis de l’énoncer.