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l’enfant. Ce n’est point une âme dénaturée; il a repris Thérèse, dont les soins lui manquaient, et il élève l’enfant, et tous les jours Thérèse lui dit : « Vous avez été bien méchant, car vous avez failli le laisser mettre aux enfans trouvés! » Et le vieillard s’accuse et se repent. S’il écrivait ses confessions, il dirait peut-être : « J’ai été bien tenté d’imiter Rousseau et de mettre cet enfant à l’hôpital, car enfin je me souviens bien... » Mais Thérèse arriverait, lui ôterait la plume des mains, lui ferait une scène, et il effacerait pour corriger ainsi : « car enfin... j’ai eu peur de faire des sacrifices, et je dois avouer que j’ai un fonds d’avarice dont ma pauvre Thérèse m’a corrigé: » Ah! si ce brave homme pouvait lire ceci!... Mais il ne le lira pas, Thérèse y mettra bon ordre.

La véritable faute de Rousseau, c’est d’avoir persévéré dans son attachement pour cette femme qui, plus ou moins coupable, était à coup sûr indigne de lui, et qui exploita misérablement à son profit les défaillances de ce caractère endolori et cette cruelle imagination, si habile à le torturer. On ne vit pas impunément avec un petit esprit : on ne contracte pas ses défauts, on ne perd pas sa propre grandeur quand on est Jean-Jacques Rousseau; mais on la sent troublée, combattue, exaltée, égarée, et on fait en pure perte d’immenses efforts pour la mettre au niveau de misères indignes d’elle.

Chaque enfant n’a qu’un père selon les lois naturelles, et il est possible, après tout, que Rousseau fût le père naturel des enfans de Thérèse; mais, lorsqu’il y a d’autres pères présumables, la nature n’a pas, quoi qu’on en dise, de critérium révélateur pour indiquer au véritable père ses devoirs et ses droits. Ceci soulèverait d’ailleurs une question immense, que nous ne voulons pas traiter ici, mais qu’on doit au moins entrevoir quand il s’agit d’un fait aussi grave que la condamnation d’un grand personnage historique. Cette question est celle que les lois civiles n’ont pu résoudre et qu’elles ont tranchée hardiment en défendant la recherche de la paternité d’une part, et en imposant de l’autre les obligations de la paternité envers tous les enfans nés dans le mariage. La loi a sa logique : si elle impose au mari un devoir rigoureux, elle lui attribue un droit rigoureux aussi sur la conduite de sa femme. C’est à lui de la séquestrer ou de la surveiller, s’il n’a pas foi en elle. Dans les unions libres, et celle de Rousseau était une affaire de hasard, nullement sérieuse au début, l’homme, n’ayant pas de droits, n’a pas de devoirs. Thérèse n’était pas vierge, elle ne fut ni séduite ni trompée par lui, et ses relations dans la vieillesse avec le premier venu, — elle s’éprit à cinquante-sept ans, sous les yeux de Rousseau, d’un palefrenier qui eût pu être son petit-fils, — prouvent ce qu’elle avait dû être ce qu’elle avait toujours été.